DOSSIER EXIT
Opération risquée que Roi Vaara a entreprise en décidant de faire un festival de performances complètement ouvert.
En effet, toute personne voulant y participer pouvait le faire en autant qu’elle assurait ses déplacements. J’y suis allé en tant que performeur.
À Helsinki, on en a vu de toutes les couleurs — 200 participants pour 261 performances. Probablement un des plus gros festivals de performances jamais vus. Onze jours. Entre six et huit heures de performances tous les soirs. Un seul lieu : Cable Factory, ancienne usine située à l’extérieur du centre-ville. De ce festival monstre se dégageait une anarchie et une grande liberté permettant aux performeurs d’avoir entre eux des rapports élaborés et favorisant des collaborations inattendues et des créations improvisées.
FESTIVAL EXIT
Intro hors-texte de André-Éric Létourneau
Les rôles assurés par le performeur finlandais Roi Vaara dans le cadre du Festival Exit furent multiples. Artiste multidisciplinaire et concepteur d’événements, Vaara s’active dans le monde de la performance depuis le début des années 1980.
L’origine de sa démarche trouve sa source dans une performance de l’artiste fluxus feu Dick Higgins. L’action d’Higgins consistait à déambuler à travers l’espace de performance et, avec la complicité d’un acolyte, à donner systématiquement une poignée de main à chacun des membres de l’assistance. La conséquence de cette rencontre avec le créateur du terme «intermédia» fut importante pour Roi Vaara. Transformant l’ensemble de son travail, celui-ci quitta la peinture puis se dirigea vers les arts vivants, privilégiant davantage un contact direct avec le public. En plus de sa pratique de performeur solo, Vaara se joignit vers la même époque à l’important collectif d’artistes européens Black Market.
Tout artiste de performance est sujet aux voyages, aux déplacements réguliers. Vaara voyagea beaucoup, tissant petit à petit un fascinant réseau de liens avec plusieurs artistes pratiquant l’art performance à travers le monde. Exit, festival d’art performance tenu à Helsinki du 20 février au 4 mars 2001, visait à rassembler — du moins partiellement — ce réseau.
Tout festival se trouve condensé dans le temps et dans l’espace dans une sorte de folie dictée par des impératifs logistiques et physiques. La tenue d’un festival de performance est probablement aussi étrange que le passage d’un chameau dans le chas d’une aiguille. Pour l’organisateur d’un tel événement, il s’agit d’un défi perpétuel : non seulement il doit trouver les stratégies pour attirer le public dans les lieux où se déroule le festival, mais il faut ensuite lui faire franchir les portes des espaces psychiques à travers lesquels existeront les œuvres.
Est-ce l’une des lectures possibles que l’on pourrait faire quant au nom choisi pour ce festival? Ce concept avait déjà été abordé, dès 1962, dans une pièce de l’artiste George Brecht devenue célèbre dans le répertoire fluxus : EXIT.
Si vous êtes familiers avec Fluxus, vous reconnaîtrez ici certaines de ses préoccupations d’origine, où la notion d’«intermédia» évoque la recherche des possibilités multiples de l’utilisation de l’espace et du temps, à travers une démarche où l’utilisation simultanée d’éléments empruntés à différents médiums (ou «médias»), assemblés les uns aux autres, permet l’exploration d’idées visant à dépasser les limites offertes par l’utilisation traditionnelle des différentes disciplines. À ce titre, on pourrait considérer que la notion d’«exit» — ou de «sortie» — comme fonction allégorique de la pratique artistique, opère dans l’esprit un élargissement des possibilités perceptuelles du monde. C’est la «sortie» de la réalité consensuelle.
En fait, la «sortie» est partout à travers l’espace. Multiple. Intangible. Dans ses fonctions pratiques et ostentatoires, l’espace offre un temps de procrastination potentiel, le temps où la pensée habite l’espace avec, tout autour de, la foule, les individus, les participants. Dans l’expérience de la performance, l’existence de la foule est tributaire de celle de l’espace, car celui-ci supporte les possibilités d’organiser la matière vivante : la matière du corps et la matière de l’esprit.
Au-delà de son existence «conventionnée», l’espace est fluide, ouvert à toute expérimentation — à une SORTIE de son abri conceptuel.
Transgresser, avec l’esprit, les règles habituellement établies quant à la fonction de l’espace confond également les notions d’entrée et de sortie. Tout comme l’esprit, l’espace psychique est pourvu d’entrées et de sorties permanentes, néanmoins mobiles. Elles se confondent durant la pratique régulière de certaines activités humaines, souvent les activités les moins pragmatiques, les plus décriées par les arrière-gardes : les activités performatives. En ce sens, le nom du Festival Exit révèle une utilisation de l’espace où la notion de passage devient prépondérante. Le passage, processus de transformation, de déplacement, de dérive occasionnelle, trouve sa finalité dans la notion de «sortie» (ou «exit»). L’artiste fluxus George Brecht n’avait-il pas, dès 1962, créé ce petit «événement» où, après avoir scandé le mot «EXIT», il se dirigeait vers la sortie, après avoir tranquillement fait évacuer la salle? Cette pièce soulève encore aujourd’hui l’idée de transfert, de déplacement, le festival du même nom permettant l’exploration de ce concept.
Opération risquée que Roi Vaara a entreprise en décidant de faire un festival de performances complètement ouvert.
En effet, toute personne voulant y participer pouvait le faire en autant qu’elle assurait ses déplacements. Cependant, Roi Vaara avait pris soin d’inviter un bon nombre d’amis et performeurs d’expérience, valeurs sûres, qui ne pouvaient refuser l’invitation. C’est, entre autres, ce qui a fait de ce festival un événement remarquable. Moi même, j’y suis allé en tant que performeur.
Lors d’un événement de cette envergure, on ne peut faire autrement que de se poser l’éternelle question : «Qu’est-ce qu’une performance?» Est-ce une forme d’art bien distincte, la réunion de plusieurs formes, une manière de traiter l’art qui fait qu’elle soit devenue difficilement catégorisable, ou tout cela en même temps? Certains performeurs sont issus du milieu des arts visuels, d’autres de la musique, du théâtre, de la danse ou de la performance même. Selon les puristes, il serait d’ailleurs plus juste d’appeler certaines performances «spectacles», «événements» ou «actions pluridisciplinaires». Il reste que, selon moi, quand une action est intéressante, peu importe le nom qu’on lui donne.
À Helsinki, on en a vu de toutes les couleurs — 200 participants pour 261 performances. Probablement un des plus gros festivals de performances jamais vus. Onze jours, entre six et huit heures de performances tous les soirs. Un seul lieu : Cable Factory, ancienne usine et petites compagnies situées un peu à l’extérieur du centre-ville et qui sont maintenant transformées en salles de théâtre ou en ateliers d’artistes, salles louées pour des parties, etc. Ce festival qui a demandé une organisation monstre, dégageait une anarchie et une grande liberté. Les artistes s’y sont sentis très à l’aise. Ces deux semaines de diffusion et d’échange ont permis aux performeurs d’avoir entre eux des rapports élaborés, ce qui a favorisé des collaborations inattendues et des créations improvisées. Le dernier soir, 31 performances ont été présentées. Il est évident que je ne parlerai pas ici de toutes les performances du festival, mais plutôt de celles qui, pour moi, m’ont semblé déterminantes.
Dès le début, et pour chacun des soirs, Roi Vaara instaura un rituel en annonçant la programmation de sa voix calme et chaude. Pour l’ouverture, une petite performance : accompagné par Shamaani Setälä, genre de chaman barbu qui soutenait un rythme sur une peau tendue, Roi Vaara donna un ruban à deux personnes dans la salle et leur fit signe d’un geste de s’éloigner chacun de leur côté. Quand ils furent à environ une trentaine de pieds l’un de l’autre et que le ruban fut tendu, Vaara sortit une paire de ciseaux et coupa le ruban. C’est le ton Roi Vaara. Le festival était commencé.
En général, les performances avaient lieu dans une seule grande salle. On y avait installé des échafaudages pour le système de son, la vidéo, etc. Chaque performance était filmée et projetée sur grand écran; il y avait aussi une projection simultanée sur Internet. Les performances se déroulaient les unes à la suite des autres, sauf exception — par exemple, le groupe Non Grata d’Estonie qui performait chaque soir et sans arrêt dans la cave du bâtiment. Ce groupe, une dizaine de jeunes gars et filles plutôt trash, inspiré des années 1970, créait des ambiances d’hôpital psychiatrique, d’asile d’aliénés et de salle de torture avec un grand sérieux et, ma foi, de façon réussie. Ils ont également présenté trois autres performances dans la grande salle. Un soir, ils arrivèrent nus, les uns à la suite des autres, s’installèrent debout face au public, puis se retournèrent. Alors un autre membre du groupe affublé d’une prothèse à une jambe entrait en scène et leur bottait chacun le cul.
Non Grata n’était pas le seul groupe à performer à l’extérieur de la grande salle. D’autres performances ont eu lieu dans le corridor, l’entrée, l’ascenseur et quelquefois dehors, mais quelques-unes seulement dans les rues de la ville : celle du Québécois Éric Létourneau qui, une langue de porc en feu dans la bouche et traînant en laisse une langue de bœuf, déambulait autour de l’immeuble de la Bourse d’Helsinki; et celles du couple allemand T-set formé de Birgit Schumacher et de Uwe Jonas qui faisait des interventions à l’extérieur pendant la journée et dont on pouvait voir un compte rendu sur bande vidéo le soir venu. Leurs interventions étaient toujours en relation avec les gens de la rue. Une d’elles leur fut inspirée par un article de journal racontant que les Finlandais avaient inventé une machine qui permettait de capter, telle quelle, la lumière d’un moment, à un endroit précis, et de pouvoir la rediffuser ailleurs dans un autre temps. Les Finlandais sont obsédés par le manque de lumière qu’ils subissent pendant de nombreux mois d’hiver. Revenant tout juste du Maroc, pays du soleil, T-set a choisi de rediffuser les sons de la ville de Casablanca plutôt que d’en isoler la lumière. Pendant des heures, dans la neige, à Lors de la première journée, une performance à noter a été celle du Néerlandais Willem Wihelmus. Cet artiste a un grand sens théâtral et sait faire passer une idée d’une façon simple et efficace. Ce grand personnage sympathique, mince, menton et tête rasés (plusieurs performeurs du festival avait la tête rasée et tous faisaient partie de Black Market), a une façon bien spéciale de faire bouger son corps; il en est conscient et s’en sert lors de ses performances. Avec la pièce intitulée 49 (son âge), il se présentait en habit et s’installait sous les lumières. Sans un son, il sortait de longs rubans rouges de ses poches, de ses bas, de ses manches, tel un magicien. Avec des ciseaux, il faisait des incisions dans son veston et dans son pantalon et sortait d’autres rubans. Puis, toujours attaché à ceux-ci, il distribuait les extrémités de ces rubans aux gens, invités à tirer dessus. Brusquement, tournant sur lui-même, il exerçait une tension sur les rubans qui se rompaient. Enfin libéré, il s’en allait.
Wihelmus a fait une autre performance durant le festival : Against time. Il attachait ses poignets à deux très longs câbles accrochés au plafond, puis il prenait son saxophone et lentement commençait à jouer en faisant des cercles concentriques qui se rapetissaient de plus en plus jusqu’à ce qu’il soit pris dans ses câbles. Willem Wihelmus semblait ainsi se laisser prendre au piège, tranquillement, sans s’en rendre compte — comme bon nombre d’entre nous —, par le temps et la routine.
Un autre performeur, l’Indonésien Yoyo Yogasmana, utilisa la corde comme matériau mais d’une façon beaucoup plus tragique et spectaculaire. Performance bouleversante. Yogasmana se présenta à nous, splendide, une rose rouge dans ses cheveux retenus par un bandeau, torse et pieds nus, ne portant qu’un sarong. Il avait des câbles blancs dans les mains. Tout comme Willem Wihelmus, il en donna chaque extrémité aux gens, leur demandant de les attacher à son corps. Les gens nouèrent ces câbles à ses bras, à ses jambes, au corps, aux chevilles, au cou, à la tête, au niveau des yeux, partout. Il demanda alors à chaque personne de s’éloigner et de tirer. Les gens tirèrent et tirèrent jusqu’à ce qu’il quitte le sol, suspendu dans les airs. Un complice confia une paire de ciseaux et une lame de rasoir à un premier spectateur lui disant : «Coupe ou rase». Après exécution, le message et les outils passèrent tour à tour d’un spectateur à l’autre. Chacun lui coupa une mèche de cheveux ou lui rasa un bout de barbe et ce, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus supporter la tension des câbles. On le déposa sur le sol, presque sans connaissance. Ayant eu le sang coupé de partout, il resta sur place un bon moment, sonné. Je crois qu’il a frôlé la mort. Les gens l’ont senti et se sont pressés autour de lui, inquiets et solidaires.
Cette notion d’aller jusqu’au bout a aussi été illustrée par le Californien Skip Arnold. Arnold est un personnage qui a un besoin maladif d’attention, aussi bien dans la vie que sur scène. Il a fait quatre performances durant le festival et toutes furent renversantes. Arnold est nu quand il produit une performance et il se met toujours dans une situation inquiétante pour le spectateur. Par exemple, dans sa première performance, il s’agrippa par les jambes et les mains à un tuyau horizontal qui se trouvait à une vingtaine de pieds du sol. Il fut ensuite emballé dans de la cellophane, ce qui donnait l’impression d’un cocon. Il y resta une heure ou deux. Roi Vaara, inquiet, allait voir de temps à autre, grimpant dans un grand escabeau, si tout allait bien. À un moment donné, Arnold lui dit qu’il n’en pouvait plus. Bien que la cellophane le soutenait un peu, un effort était tout de même nécessaire pour le maintenir suspendu; sûrement que ses forces s’épuisaient d’une part, mais il était aussi en train d’asphyxier dans son cocon.
La douleur s’exprime de différentes façons, et on la vit tous différemment. Bertil Maskulin de Finlande nous a fait sentir la sienne fortement. Il chaussa devant nous, et d’une main, des patins à roues alignées. Son autre bras était démesurément long, environ six pieds. Il mit le feu au bout de ce bras et patina en rond. Il patinait très maladroitement. Ensuite, il s’arrêta, s’accroupit, prit une hache, posa son bras sur une bûche et en coupa une partie. Puis il coupa un peu plus loin et encore plus loin, plus haut, jusqu’au moment où l’on croyait qu’il se coupait réellement le bras. Il finit par le dévoiler, nous révélant qu’il était manchot. Ensuite, il dessina un bonhomme au bras démesurément long sur un mur, et il écrivit à côté : «Déséquilibre». Une façon bouleversante d’exprimer franchement son désarroi et la difficulté de vivre sa situation.
Si la douleur physique est présentée en direct dans la performance, elle ne reflète pas moins l’ampleur de la douleur intérieure. Un très bel exemple nous a été donné par Pawel Kwasniewski de Pologne avec The Space Full of Sick Angels. Kwasniewski commença par raconter que, tout petit, on lui disait d’être un bon garçon, «be a good boy» et, tout au long de sa vie, on lui a dit d’être un bon garçon, «be a good boy». Puis il raconta avoir été dans les montagnes rencontrer les anges. Alors il s’avança vers nous, les bras nus, tenant dans ses mains des plumes blanches reliées à des aiguilles. Tranquillement, il se les enfonça dans les bras, se piqua — on sentait que c’était douloureux. Bientôt ses bras furent recouverts de plumes. Moment très touchant. Il finit sa performance en levant et baissant tranquillement ses bras : une élévation, un absolu, une performance qui m’a pris, que j’ai beaucoup aimée. Il était devenu un ange, un Sick Angel.
Anita Ponton d’Angleterre, avec sa performance Dies irae, nous parla de la vie après la mort. Elle était dérangeante cette fille, elle parlait comme si elle était morte, avec une voix d’outre-tombe créée par la superposition d’une bande sonore et de sa voix en direct. Sa longue tresse tendue par une corde venant du plafond faisait penser aux coiffes de certains sorciers australiens lors d’anciens rituels magiques. Ses cheveux ainsi attachés l’obligeaient parfois à se tenir sur la pointe des pieds, ce qui accentuait l’image d’une âme perdue entre deux mondes. Très agressive au début, sa voix changa lentement, son agressivité devint douleur, des larmes coulèrent de ses yeux comme pour dire qu’elle était passée à côté de sa vie, condamnée à vivre cette situation éternellement. Ponton était habillée en noir et tout cela se passait dans une ambiance sombre. Magique et noire, voire magie noire.
Sans toutefois avoir ce rapport avec un rituel magique, Sandra Johnston d’Irlande du Nord possède une intériorité qui ressemble beaucoup à celle d’Anita Ponton; elle nous toucha émotivement d’une façon similaire. Elle débuta sa performance Room 423 assise sur une chaise. Elle était nue et tenait un vieux manteau sur elle. Elle le palpa, puis se leva. Elle a un corps qui parle, un corps maigre qui peut exprimer en soi une détresse. Elle avança, laissa tomber le manteau et, avec son corps et ses mains, nous exprima très doucement son état de manque et son besoin d’amour. Dans un de ses textes, Sandra Johnston mentionne que, depuis un an, elle fait des performances basées sur l’idée de passer 24 heures dans une pièce inconnue dont elle explore l’espace et reconstitue des événements en s’inspirant des lieux et des objets qui l’habitent. C’est probablement ce rapport intime par le toucher et l’intuition qui peut l’amener à imaginer les états d’âme de son propriétaire.
Sylvie Cotton du Québec exprime elle aussi son très grand besoin d’amour. Cette fois, nous ne sommes plus dans la grande salle, mais dans la cage d’escalier où se trouve l’ascenseur. Pendant deux heures, Cotton y exécutera sa performance Candies/Bonbons. Le complexe de la Cable Factory comporte sept étages. Cotton était dans l’ascenseur et les spectateurs, un à la fois, pouvaient monter avec elle. Elle avait les yeux bandés, de sorte qu’elle ne savait pas avec qui elle était. En montant, elle offrait un bonbon au passager et arrivés en haut, elle lui donnait un baiser. À partir de là, c’était selon chacun. J’ai remarqué que quelques fois l’ascenseur redescendait plus vite que d’autres. Dans ses performances, Cotton se place dans une situation légèrement à risque, mais surtout dans une situation où elle risque d’avoir du plaisir. On retrouvait ça dans sa performance Savage radio sauvage. Elle demandait aux gens de s’asseoir en cercle à environ 5 ou 6 pieds autour d’elle. Elle se bandait les yeux puis tournait en rond, de plus en plus vite, jusqu’à trébucher sur les jambes des spectateurs. Ceux-ci l’a retenaient, l’a remettaient en jeu et elle continuait jusqu’à tomber sans que personne ne puisse intervenir. Elle se découvrait alors les yeux, toute souriante.
Si dans certaines performances on bougeait beaucoup, d’autres par contre étaient statiques, sculpturales. Éric Létourneau, également du Québec, nous a resservi sa performance de la chandelle. En tant que spectateur, j’aime que les performeurs m’apportent du nouveau mais il y a certaines performances qu’on a plaisir à revoir, et celle-là en est une. Elle est d’une très grande simplicité. Éric se tient debout, allume une grosse chandelle, la tient au bout de ses bras en l’air, au-dessus de sa figure, et laisse tomber la cire goutte à goutte sur sa bouche puis sur ses yeux et son front jusqu’à ce que la chandelle soit consumée de bout en bout. Les puristes peuvent se dire : «Enfin une vraie performance». Elle est risquée : risque de se brûler et risque que la chandelle s’éteigne. Le silence règne, c’est une action plutôt que du théâtre. J’ai pensé en rapport à cela au film de Fritz Lang Les trois lumières où chaque lumière, chaque chandelle, représente une vie.
J’ai beaucoup apprécié la performance No Illusions de la Grecque Despina Olbrich-Marianou. Elle avait aussi un côté statique, au moins au début. Sa performance se faisait en deux parties. Dans la première, elle était assise quasi immobile; seules ses mains bougeaient. Elle portait une robe de mariée, et était entourée, au sol, de 56 roses noires signifiant son âge. Elle tenait une paire de ciseaux à la main et découpait sa robe en une lanière continue, comme une épluchure de patate, et ce pendant six heures. Ensuite elle faisait une boule avec ce ruban. Fin de la première partie.
Deux jours plus tard, elle reprenait la boule de ruban, laissait un bout derrière elle, et s’éloignait. Elle sortait alors dehors, puis marchait et marchait plus d’un kilomètre en déroulant jusqu’au bout sa boule de ruban. J’ai vu dans cette performance l’image d’une personne qui se défaisait de ses rêves ou plutôt de ses illusions tout au long du chemin de sa vie. C’était exprimé en toute simplicité et même avec une certaine gêne et humilité.
Massimo Zanasi de Sardaigne commença sa performance Hostage dans un sac blanc. Il essaya de sortir de son sac comme une larve voulant quitter son cocon. Il finit par s’en extraire pour se rendre compte qu’il était dans une nouvelle cage. Effectivement, la projection de diapositives renvoyait sur lui et sur le mur l’image d’une grille qui semblait l’emprisonner. Sa réaction fut sonore : il prit un trombone et, par son jeu, trouva la clef de sa cage. Il en sortit, mais semblait toujours à la recherche de quelque chose. On voyait par son attitude qu’il se sentait dans un monde auquel il n’appartenait pas. Zanasi m’a révélé que c’était le périple solitaire d’un marcheur cherchant la mer de ses rêves dans un monde asséché. Mais ce qui le différencie de Despina, c’est qu’il croit que la musique et l’art peuvent créer une magie permettant de faire pleuvoir dans un monde aride et d’y amener l’espoir. Il croit à la vie et à l’art. Selon moi, son rendu est beaucoup plus abstrait que son propos. Il reste que les sons vibrants de son trombone et ses scènes poignantes nous ont amenés à penser, comme lui, que l’art est une clef.
Anet van de Elzen des Pays-Bas, avec ses deux performances Illusion 1 et Illusion 2, était, comme Despina, très réservée au départ. Elle ne se présente pas. On la découvre tout à coup. Elle est là, une sculpture dans ce monde de performance qui bouge. Une sculpture qui n’est pas éclairée. Elle est là sans bouger, habillée en noir, et sa figure est blanche, recouverte d’une couche de plâtre ou de quelque chose de semblable. Elle est immobile pendant des heures, puis tout à coup, elle semble se révolter contre cette situation, détruit son personnage et se gratte sauvagement la figure pour enlever ce masque oppressant. Alors elle se met à chanter, doucement au début, puis de plus en plus fort comme enfin libérée de son personnage. Pour sa deuxième performance, le scénario et le contexte sont les mêmes mais, cette fois, elle est tout en rouge — la figure également. L’intensité est la même et elle finit de la même façon : en chantant.
Do You Feel Pretty, du duo Tjvs d’Allemagne, composé d’Angelica Schubert et de Christiane Köning, était visuellement et théâtralement très proche de la performance évoquée plus haut. Angelica Schubert, à l’arrière-plan, debout, se frappait la poitrine avec la paume de la main en laissant échapper des sons se changeant en une litanie, sorte de mantra sonore tragique. L’éclairage se faisait intermittent et on passait continuellement de l’obscurité totale à une lumière vive. Pendant que Schubert se martelait le torse, Köning, assise devant, soufflait un gros ballon, une forme de polythène qui devenait une poupée gonflable. À l’aide d’un couteau, la performance se terminait par la mise à mort de ce symbole. On pouvait aisément s’attendre à ce que le ballon soit crevé, mais la dramatique et le rythme provoqués par la voix et l’éclairage saccadé nous convainquaient que ces deux filles parlaient d’une situation pleinement et peut-être trop souvent ressentie.
Enno Stahl, également d’Allemagne, utilisait aussi la voix. Dans Breath Attack, Stahl faisait de la poésie sonore. Personne sincère et tourmentée, il exposait et même nous crachait son intérieur. Par ses inspirations et surtout ses fortes expirations, il étalait son état d’âme chargé de frustration. Il ressemblait à un petit garçon qui voudrait tout obtenir de la vie sans savoir comment s’y prendre pour l’obtenir. Il vivait une retenue et en même temps un relâchement. On sentait chez lui cette dualité constante.
Stahl a fait une autre performance à Helsinki impliquant beaucoup plus étroitement le public. Il s’adressait à un spectateur choisi au hasard et l’engueulait avec des mots inintelligibles, ouvertement et à grands cris. Ensuite, comme s’il réalisait tout à coup sa propre démesure, son agressivité, sa folie, il se tapait sur la figure à grandes claques. Puis, il reperdait le contrôle et recommençait à engueuler un autre spectateur, et recommençait à se taper sur la gueule, et ainsi de suite.
Une des plus belles performances qu’il m’a été donné de vivre à Helsinki — celle-ci tout en douceur — a été l’œuvre du jeune groupe Oriveden Opiston Monitaiteellinen Linja de Finlande, qui s’intitulait Luvat On. Roi Vaara a eu la brillante idée d’inviter à ce festival non seulement des performeurs et performeuses qui ont fait leurs preuves, mais aussi des étudiant(e)s et des jeunes inexpérimenté(e)s. Cela causa parfois des surprises très agréables, et c’est le cas de ces étudiants en musique et en chant qui forment ce groupe dirigé par Marjo Hämäläinen et Pirkkoliisa Tikka. Pour un étranger, cette pièce était la plus typiquement finlandaise des performances. Une trentaine de musiciens et musiciennes, chanteurs et chanteuses, assis au sol et vêtus de serviettes de couleur, recréaient l’ambiance d’un bain sauna. À travers ce prélassement, quelques-uns prenaient des instruments de musique et commençaient à interpréter une musique triste et accrocheuse style Le lac de Côme ou Les Canons de Pachelbel. Dans l’atmosphère de cette musique, les autres participants allaient chercher chacun un spectateur qu’ils faisaient étendre sur le dos, les uns à côté des autres, cordés épaule à épaule. Ils déposaient des draps blancs sur leur corps, comme si une mince couche de neige les avait recouverts. Ensuite, à leur tour, ils se couchaient en intercalant leur tête entre celles des spectateurs étendus. Puis ils se mettaient à chanter cette chanson romantique et mélancolique à souhait. Les chanceux qui ont été choisis s’en souviendront. Bientôt s’amorçait la finale. Dans une modulation, le chœur se levait tranquillement et le chant se terminait.
Steven Garling et Herr M. sont musiciens. Pour Blind passenger, Garling jouait de la batterie et Herr M. utilisait un échantillonneur et deux lecteurs de cassettes. Sur un échafaudage, ils étaient installés l’un face à l’autre, de profil au public. Sur une toile qui les séparait, un vidéo tourné à Helsinki était projeté : la ville, les rues, l’eau, la neige, les fjords, la glace sur l’eau se brisant devant les traversiers se rendant aux différentes îles autour de la ville. Ils jouaient ensemble mais chacun ne voyait que l’ombre de l’autre. La performance commençait dans le noir et dans la mesure où la lumière s’intensifiait, les timbres et le volume faisaient de même, le tout dans un crescendo rythmique. Tout à coup, silence et noirceur pour quelques secondes, puis tout reprenait dans une intensité encore plus forte jusqu’à un arrêt définitif. Cette performance, tout comme la précédente, Luvat On, nous a fait prendre conscience du pays où nous étions.
Il y eut plusieurs performances musicales à Helsinki, entre autres, celle, impressionnante, de Johannes Bergmark de Suède : Surrealist Musical Performance. Celui-ci joua d’une multitude d’instruments inventés par lui, surtout des instruments à cordes. Tout au long de la performance, il passait d’une invention à l’autre. Par exemple, il jouait sur un violon morcelé en contrôlant la tension des cordes avec ses dents. Il terminait par ailleurs son spectacle suspendu dans les airs, harnaché à des cordes de piano. Avec un archet, il jouait sur ces cordes tendues par son poids. Et Bergmark ne jouait pas n’importe quoi. C’est plus qu’un personnage de cirque, sa musique est pertinente. C’est un fou, certes, mais c’est un fou qui s’exprime par la musique. Sa musique «actuelle» est personnelle et articulée.
Hannu Elenius de Finlande, dans Touching the Ear, jouait également d’un instrument inventé — un petit godendart lui servant d’arc, bandé par une corde à laquelle deux boîtes de conserves étaient reliées en guise de haut-parleurs. Il était vêtu d’un habit beurré de peinture, un masque tout croche fait de ruban adhésif, nu-pieds dans de vieilles godasses, une bouteille de vodka devant lui. Il joua. ’était minimal, répétitif et ça sonnait la «canne». Puis il prit la bouteille, en bu quelques bonnes rasades et s’en alla. Une image de déchéance que j’ai beaucoup aimée à cause de la simplicité et de l’humilité du geste.
La performance I’m Still in Clothes, Anyway de Mirzlekid d’Autriche traita de son état de performeur. Il entra dans la salle les yeux bandés, s’installa devant un miroir, se déshabilla, puis coupa ses vêtements en deux sur le sens de la longueur. Il se rhabilla, mais en n’enfilant qu’une seule moitié. Geste simple mais l’image était éloquente quant à sa situation de performeur: mi-nu, mi-habillé, hésitant entre deux états.
On a souvent parlé de vodka pendant Exit, et un des événements majeurs et très remarqués de ce festival fut sans contredit l’ensemble des interventions quotidiennes du Néerlandais Jacques van Poppel s’intitulant The Storyteller, part 1-12. Ce grand improvisateur racontait chaque soir ses déboires dans Helsinki et savait capter l’attention du public au point où tout le monde attendait avec impatience la suite de son histoire qui avait toujours un rapport avec l’alcool. Ce qui débuta par une bière, le premier soir, finit par pas mal de vodka le dernier. Ce n’est pourtant pas l’alcool qui prime dans ses récits, mais le récit lui-même. Ce van Poppel a une façon convaincante de conter, un sens du rythme, du geste, du son et un rapport intime avec le public. Chaque soir, il nous débitait un nouveau chapitre qu’il racontait quelquefois seul, d’autres fois avec Roi Vaara comme complice; souvent il impliquait le public, pouvant l’amener à participer à l’histoire aussi bien qu’à la raconter lui-même. Ce fut le cas un soir où il invita une vingtaine de personnes de nationalités différentes à prendre un des 20 objets qu’il avait au préalable déposés au sol, demandant à chacune de raconter, pendant une minute, une histoire dans sa langue d’origine inspirée de cet objet. Fantastique et brillant de la part de van Poppel. Il a prouvé qu’on pouvait tous bien se comprendre malgré les langues différentes. On a beaucoup ri pour certaines interventions, notamment celle de Massimo Zanasi qui nous raconta en italien l’histoire de Pinocchio avec un ruban à mesurer. C’était d’un drôle à se rouler par terre. Jacques van Poppel a amené les participants à vivre sa façon de voir la performance comme une improvisation. À tous les soirs, il surprenait. Il a grandement participé à ce que le Festival Exit soit une réussite.
L’Allemande Beate Ronig, comme van Poppel, installa, dès le premier soir, une histoire à suivre sur plusieurs jours intitulée Daily Soap. À l’aide de mots photocopiés sur de petites cartes, elle nous amenait dans son monde. Sur l’une d’elles, on lisait «Luxueux appartement». Sa propre lecture des mots et le ton qu’elle prenait en lisant suffisaient pour que l’on s’y trouve. Même force de suggestion pour «centrale nucléaire» ou «chaise électrique». Elle racontait son histoire abracadabrante avec une attitude désinvolte et sensuelle exagérée qui rendait son récit très vivant et crédible. Elle avait en commun avec van Poppel le sens du récit et de l’improvisation qui faisait qu’elle arrivait souvent à nous situer avec seulement quelques petits accessoires.
J’ai aussi participé au festival en racontant une histoire. His-toire en forme de train est une pièce de théâtre en quatre actes. Chaque volet est entrecoupé d’une petite intermission au saxophone qui devient de plus en plus déchirante. Je suis assis dans un train et je raconte l’histoire d’une famille, ma famille, qui subit la malchance depuis quatre générations. À l’arrière plan, un vidéo montre des scènes de train mais aussi des scènes illustrant l’histoire racontée. J’ai une valise et j’en sors des objets, de petites sculptures qui me font penser à mon grand-père paralysé, à mon arrière-grand-père mort assassiné sur la voie ferrée, à mon père dont j’arrive tout juste d’assister aux obsèques et qui m’a laissé une boîte que je n’ouvre qu’au dernier acte. À ce moment, je suis sidéré, car elle contient le squelette du pied de mon arrière-grand-père. Je craque, me verse un sac de farine sur la tête, mes cheveux et ma barbe deviennent blancs pour symboliser la folie mais aussi pour montrer que je vieillis : je suis mon père, mon grand-père et mon arrière-grand-père tous à la fois. En bouclant la boucle, j’espère conjurer la guigne ancestrale.
Le Chinois Jin Chen avec Do You Like Time or Don’t You Like Time parle aussi du temps et utilise également des objets pour illustrer son propos, mais de façon beaucoup plus ponctuelle. Assis par terre, il avait posé devant lui une dizaine de cadrans. Il les remontait un par un et les faisait sonner à tour de rôle. Il arrivait difficilement à les faire sonner tous en même temps, alors il demanda aux gens de l’aider. «Que ceux qui aiment le temps viennent m’aider.» Alors plusieurs personnes s’avancèrent et prirent chacune un cadran pour le remonter et le faire sonner, de sorte que tous les cadrans sonnèrent en même temps. Et ça sonnait et ça sonnait. Ensuite il reprit les cadrans et les reposa sur le sol. Il prit un marteau et en écrabouilla un en disant : «Que ceux qui n’aiment pas le temps viennent m’aider.» Il y avait plusieurs marteaux et les participants s’en sont donné à cœur joie en démolissant allégrement les cadrans. Cette accumulation d’objets semblables et toute cette mise en scène m’ont fait penser à Arman et à une performance que j’avais vue à la télé. Arman et le président de la compagnie de montres Cardinal étaient assis au volant d’un rouleau compresseur et écrasaient des milliers de montres qui s’avéraient être des contrefaçons. Mais cette performance d’Arman quoique grandiose et impressionnante était loin d’avoir la profondeur de celle de Jin Chen qui, sur une échelle beaucoup plus petite, parlait de l’emprise du temps sur chacun de nous et non d’une considération commerciale.
Tomazs Szrama de Pologne est celui qui a le plus utilisé le phénomène d’accumulation d’objets, plus près de l’installation que de la performance. Sa réalisation fut entreprise dès le début du festival et a duré plusieurs jours. Très Pop Art, il construisait sur une table une toile à la Lichtenstein en se servant de petits verres de plastique en guise de trame. Il reproduisit l’image d’un jeune joueur de hockey en emplissant ces milliers de mini-verres de vodka teintée selon la couleur nécessaire. Une fois son tableau terminé, tout comme Chen Jin, il amenait les gens à détruire ce qu’il avait installé. En effet, il invitait les gens à boire son installation qui se transformait continuellement au cours de la soirée. On empilait les verres bus, on en faisait des pyramides et on s’amusait, l’alcool aidant.
Myriam Laplante, Québécoise qui demeure maintenant en Italie, nous a montré son grand côté maternel en se servant elle aussi d’une multitude d’éléments identiques. Dans Mamma Bear, performance d’une grande tendresse, Myriam Laplante était revêtue d’un costume d’ourse et avait un très gros ventre. Sur une musique de cirque, elle se promenait en rond. Elle avait délimité un territoire par une corde qu’elle avait posée par terre en un cercle d’environ 15 pieds de diamètre. Elle évoluait à l’intérieur de ce cercle. À un moment donné, un petit animal tomba de son ventre. C’était un petit chien mécanique qui avait deux petites lumières vertes en guise d’yeux, qui agitait les pattes, la queue et la gueule en émettant un jappement de chiot. Avec son pied ou plutôt sa patte d’ourse, Laplante remettait le petit chiot sur ses pattes puis continuait de tourner jusqu’à ce qu’un autre chiot sorte de son ventre, et recommençait le même stratagème. Elle mit bas de 30 à 40 chiots en répétant sans cesse les mêmes gestes. Certains m’ont dit qu’ils auraient aimé une conclusion plus déterminante, mais il m’a semblé suffisant d’illustrer simplement la tendresse et la vie.
Lee Wen de Singapour, dans sa performance I always have problem with that, utilisa la gomme à mâcher. Il nous a expliqué que la gomme «balloune» était interdite dans son pays pour une raison plus ou moins crédible. Au début, il mit une première gomme dans sa bouche, puis une autre et une autre. Il en mit jusqu’à ce qu’il ne puisse plus en rajouter. Ensuite il prit sa grosse chique et la colla assez haut sur le mur. Il s’en éloigna d’environ vingt pieds, prit son élan, fonça en direction du mur et sauta vers sa boule de gomme. Il tomba, mais recommença le même geste jusqu’à épuisement.
Ce rapport d’oppression sociale était également représenté dans la performance de Hin-Ichi Arai du Japon. Celui-ci se déshabillait, se trempait les fesses dans de la peinture rouge, s’assoyait sur une grande feuille de papier blanche et tournait sur lui-même pour faire un gros point rouge. Puis, il affichait cette grande feuille de papier au mur — on reconnaissait tout de suite le drapeau du Japon. Ensuite, il mettait des feuilles de papier dans sa bouche et à chaque feuille rajoutée, il répétait : «Happy Japan» jusqu’à ce qu’il ne puisse plus le dire parce que sa bouche était trop pleine. Il terminait les bras en l’air, la bouche pleine devant le drapeau japonais en criant ces mêmes mots devenus inaudibles : «Happy Japan».
Kaori Haba, tout comme Shi-Ichi Arai, fait des performances en utilisant souvent l’image du drapeau japonais. Tandis que Hin-Ichi Arai se servait de son derrière pour créer son drapeau, Kaori Haba, dans sa performance Transmitter 2, imprima des ronds rouges sur du papier de toilette et en fit de petits drapeaux. Elle alla plus loin en imprimant deux points rouges sur un même morceau, impliquant qu’il y a une dissidence ou une opposition au sens même du drapeau qui veut dire tous pour un. Si pour nous, Occidentaux, cela peut ressembler à de grosses farces grasses, je crois que pour un Oriental, ça représente le summum de l’irrespect.
Hiromi Shirai du Japon avec sa performance Otohime (The Princess of the tone) – jeu de mots avec tone et throne – s’assoyait sur un cube blanc comme si c’était une toilette et faisait entendre le son vague d’une chasse d’eau. Plus tard, elle m’a expliqué qu’au Japon, dans les toilettes publiques pour femmes, il y a continuellement un son pour que personne n’entende le bruit qu’elles peuvent faire en chiant, pétant ou urinant.
Jin Chen de Chine, dans une performance plus politique, n’hésite pas non plus à se servir de l’image d’excréments. Dans Pee, il était juché sur un promontoire à environ dix pieds du sol. Par terre, il y avait l’image d’un homme d’État. Chen était nu et un tuyau sortait d’entre ses jambes d’où coulait un liquide blanc qu’il dirigait sur la photo qu’il arrosait abondamment. Pour conclure, il sautait en bas et un complice l’enfermait dans un sac vert. Quand j’ai demandé à Chen qui était sur la photo, il m’a répondu que c’était un leader politique et que si la police apprenait qu’il avait fait cette performance, ça pourrait être très dangereux pour lui.
Anticool du Japon, lors de sa performance Borderline, écrivit, sur un tableau, une phrase qui me parut très percutante : «Ce que je veux faire, c’est pour moi et non pour la société.» Phrase qu’elle s’empressa de raturer et d’effacer par la suite. On pouvait, par cette phrase, sentir tout le problème social et toute la différence qui existe entre l’Occident et l’Orient. En Orient, la dissension s’exprime par le besoin d’individualité. Par contre, ici, un contestataire prônerait exactement le contraire et dirait : «Ce que je veux faire, ce n’est pas pour moi mais pour la société.»
En général, dans ce festival, les Occidentaux parlaient des problèmes qu’ils ont face à eux-mêmes; les Asiatiques, en général, parlaient des problèmes qu’ils ont face à leur société. Ces derniers sont de loin les plus politisés. Par contre, pour avoir assisté au Festival MMAC à Tokyo, j’ai constaté que, lorsqu’ils sont chez eux, le propos politique des Asiatiques est en général beaucoup moins dénonciateur et même absent. On peut comprendre pourquoi.
Au Festival Exit, il y eut beaucoup d’échanges entre les artistes de tous les pays, ce qui a donné des performances improvisées, en duo ou à plusieurs. Il y eut certaines rencontres heureuses comme celle entre Lee Wen et Matthias Jackisch d’Allemagne. Jackisch vit l’art à temps plein, tout comme Vaara ou van Poppel ou Ronig. Il peut improviser une performance in situ. On était en Finlande, il y avait de la neige : allons pour la neige. Lee Wen est également un artiste-performeur expérimenté. Jackisch et lui nous ont servi une belle improvisation. Ils étaient tous les deux dans le corridor avec chacun un seau rempli de neige. Jackisch enfonçait la tête dans le sien, se relevait et retirait le seau. Il avait maintenant la forme de la chaudière en neige qui lui recouvrait complètement la tête et le visage et il marchait tel un zombie. Lee Wen était plus lent, il étudiait la situation en faisant des petits tas de neige au sol. Puis, voyant Jackisch masqué de neige, il prenait du papier journal qui traînait là, s’enveloppait aussi la tête et se mettait également à marcher à l’aveuglette. Lorsque le masque de Jackisch fut en partie fondu et qu’il put apercevoir Lee, il lança une balle de neige dans sa direction, rata la cible et atteignit un spectateur qui ne tarda pas à réagir. Quelques instants plus tard, on assista à une joyeuse bataille de balles de neige. Pour certains, c’était le premier contact de leur vie avec de la neige.
Helge Meyer et Marco Teubner du groupe System HM2T font partie de Black Market International, tout comme Jacques van Poppel et Roi Vaara. Avec More valuable than gold, System HM2T ont illustré une belle histoire d’amitié. Les deux gars, en habit, la tête et le menton ras comme il se doit, arrivaient avec plusieurs grosses poches de sel et chacun un gros sac à dos de l’armée. Ils mettaient le sel dans leur sac à dos jusqu’à ce qu’il soit plein. Ensuite ils l’endossaient. Mais ce n’était pas tâche facile, car le sac était très lourd. Ils finissaient tant bien que mal par installer chacun leur sac sur leurs épaules et partaient dans des directions opposées en décrivant un grand cercle. Ils se croisaient donc à tous les tours. Leur sac, percé, laissait tranquillement échapper du sel, de sorte qu’ils laissaient des traces derrière eux et que leur chemin était de plus en plus défini. Les sacs étaient lourds. Au bout d’une quarantaine de tours, l’un deux, hors de vue de l’autre, tricha et vida un peu son sac. Il répéta son stratagème à tous les tours et bientôt acheva de le vider complètement. Il le montra fièrement à son collègue qui réagit promptement, enlevant le sien encore au tiers plein, le lui jeta dans les bras et s’en alla.
Une deuxième performance de HM2T, Let the Birds Fly, avait également lieu dans le corridor. À quelques pieds du sol, Meyer et Teubner étaient littéralement fixés au mur, soutenus par du ruban adhésif (gaffer tape). Comme ils étaient nus, la performance s’est avérée assez douloureuse, surtout à la fin, au moment de se défaire de ces bandes adhésives collées au poil. Mais l’image d’eux fixés ainsi au mur valait vraiment le coup d’œil et donnait un tableau magnifique.
Avec Lost Expedition, Martin Zet, Jozsef R. Juhasz, Jiri Suruvka et Kiril Panteleev de la République Tchèque, de Slovaquie et de Lettonie, nous ont servi une performance ludique illustrant la franche camaraderie. Dans le corridor, ces quatre gars debout au garde-à-vous, chaussés de patins à glace, chantaient, tout croche, ce qui m’a semblé être un genre d’hymne national. Leur bagage était devant eux. L’hymne terminé, ils prenaient leur sac, le mettait sur leur dos et sortaient dehors dans la neige, en patin. Cette performance se passait vers la fin du festival et leur geste était un geste d’adieu, car effectivement à ce moment-là, ils nous quittaient définitivement pour retourner chacun chez eux.
Jozsef Biro et Yea-net Poett de Hongrie travaillent ensemble depuis longtemps. Leur première performance à Exit s’intitulait Brotherly Love-Program. Pendant que Poett se promenait en rond autour de Biro en scandant des phrases poétiques telles que : «The bread man loves children for that reason love the bread man» ou «The bread man loves the humanity because the bread man loves the bread», etc., Biro jetait au public des petites balles de la taille d’une balle de golf. Une lettre était écrite sur chacune d’elles. Les gens renvoyaient leurs balles à Biro qui les déposait sur un ruban autocollant dans l’ordre nécessaire pour former sa phrase clef : «Be good or be bad, but love the bread man». Ce ruban était ensuite collé au mur. Cette phrase me reste encore dans la tête.
Quelques jours plus tard, Biro et Poett ont fait une autre performance, celle-là silencieuse, Continuous Controversion, dans une autre salle, une très longue salle d’environ 80 par 20 mètres. À un bout, Biro était ligoté et lié à une corde; à l’autre bout, Poett, debout et droit, était éclairé de très loin par un projecteur directionnel. Au centre, une chandelle allumée. Sur un long parcours, Biro se dirigeait en se tordant, de peine et de misère, vers la chandelle. Poett ne bronchait pas. Finalement Biro arrivait à quelques pas de la chandelle, mais la corde qu’il avait aux pieds était maintenant tendue et il ne pouvait y accéder. Poett ne bougeait toujours pas, mais la force de son immobilité était de plus en plus importante. Tout à coup, un complice sortait de la foule muni d’une paire de ciseaux et coupait la corde. Biro se rendait alors à la chandelle et la soufflait. Très belle performance où l’on s’attendait toujours à ce que le personnage statique qui, lui, était en possession de ses moyens, gagne la partie, mais il ne bougea jamais.
S.E.L. (Super Ex Libris) est un groupe composé de Tomas Geciauskas, Sigitas Lukauskas, Sigitas Staniunas, Rytis Tankevicius et Sarunas Tamulaitis de Lituanie. Leur performance, Landscape, était fortement marquée par la musique qui s’y jouait. Le synthétiseur, les micros contacts et la guitare basse créaient une ambiance sonore dans laquelle évoluait un rite, une sorte de condamnation, de mise à mort. La scène débutait par un cérémonial qui consistait à étendre, en un cercle, une poudre blanche. Un homme était assis sur une chaise au centre. Deux autres personnes, se servant de papier journal et de grands bouts de tissu, entouraient la tête du condamné jusqu’à ce qu’elle atteigne quatre pieds de diamètre. Ensuite, on lançait des flèches sur cette protubérance. On allumait l’extrémité des flèches, et on poussait le condamné par terre. L’exécution terminée, les deux bourreaux s’en allèrent et la musique cabalistique contemporaine s’arrêta.
Si des performeurs ont utilisé des éléments comme la neige, l’eau, le sel, la farine, la corde, le papier etc., plusieurs, on s’y attendait, ont utilisé le feu. Martin Renteria du Mexique, avec Eulogy of Violence, évoluait dans une ambiance d’après guerre nucléaire créée surtout par une lumière sombre, de la fumée et des sources de feu. Renteria, vêtu d’un costume qui semblait en amiante avec des tuyaux qui sortaient de partout, des lunettes, un masque à gaz, se promènait dans ce milieu urbain en décrépitude. Se référant aussi bien à d’anciens rituels mexicains qu’à un futur surréaliste et fantastique à la Asimov, cette performance nous toucha surtout au niveau des sens. L’atmosphère dense et poignante était d’une grandiose théâtralité.
Roi Vaara s’est servi également du feu pour la dernière performance d’Exit. Il était dans son fameux complet-veston, les yeux encerclés de noir. Il aspergea d’essence une chaise et y mit le feu. Il se plaça devant la chaise, sans bouger. Au loin, on entendait un son qui prenait de plus en plus d’ampleur : on reconnut un bruit de moteur, un moteur à réaction, un moteur d’avion. Dans ce vacarme infernal, Vaara leva lentement les bras, les garda perpendiculaires à son corps, à la hauteur des épaules, pendant le passage de l’avion. L’engin s’éloigna, Vaara baissa lentement les bras. Le silence était revenu, la pièce était terminée. Très subtil, ce Roi Vaara, il signe la performance de clôture de ce festival international en faisant l’avion, moyen de transport que la plupart des participants utiliseraient pour retourner chez eux, les yeux cernés d’avoir si peu dormi pendant deux semaines.
Oui, opération risquée pour Roi Vaara d’organiser un festival aussi ouvert, mais en ne risquant rien, on n’a rien. Les artistes qui y ont participé et qui ont vécu ces deux semaines intenses s’en souviendront longtemps, un peu comme d’avoir été à Woodstock.
La multitude de tendances et d’expressions en performance y était : adeptes du destroy, trash, peace and love, minimalistes, conceptuels, confus, intellectuels, improvisateurs, dissidents, socio-politiques.
Des vieux, des jeunes, des étudiants, des gens d’expérience.
Nus, habillés, à moitié habillés, costumés, maquillés, couchés, assis, debout, suspendus, attachés.
On y a parlé de la mort, du plaisir de vivre, de la difficulté de vivre, de problèmes personnels, de problèmes sociaux, familiaux politiques.
Il y a eu du théâtre, de la musique, de la danse, du mime, de la peinture, de la sculpture.
La vieille garde était présente, issue du temps où la performance était axée sur l’individu qui se donnait en spectacle, mais aussi les nouvelles tendances où le performeur travaille beaucoup plus avec le public, se sert beaucoup plus de la parole et s’implique socialement en direct.
Ce festival a donné l’occasion aux artistes de se côtoyer, de se connaître, de comprendre mieux la culture de chaque pays représenté. Il y a eu un échange entre les artistes de l’Orient et de l’Occident et aussi un échange entre étudiants et performeurs plus expérimentés.
On peut constater que la performance est un art encore très vivant — même si, à Montréal, elle a été un peu laissée pour compte pendant un bout de temps. Mais elle n’a pas arrêté de vivre, notamment à Québec avec Inter/Le Lieu. Et elle refait surface à Montréal depuis quelques années avec FA3 qui prépare sa troisième édition; avec La Centrale et son Mois de la performance; avec Clark, Skol et Dare-Dare. En Europe, elle bat son plein et semble ne jamais s’être arrêtée. En Asie, par ailleurs, on compte beaucoup de festivals chaque année. Pour avoir participé et assisté récemment à quelques festivals internationaux, je constate qu’au niveau de la performance, le Québec n’est nullement à la remorque des autres pays.
Et chaque jour, j’entends parler d’un nouveau festival qui s’organise quelque part dans le monde.
(Afin de rendre l’information disponible à tous, consultez le site de la revue, à l’adresse www.esse.ca, pour une liste la plus exhaustive possible des festivals existants.)
Un jour, un performeur m’a dit : «Tout performeur qui se respecte se doit lui-même un jour d’organiser un festival.» Tant que la performance restera libre et que les artistes resteront indépendants en organisant leur propre festival, la performance continuera d’avoir des ailes