ESSE no.35 (automne 1998)
_AVER_E Acte 1998
Il est huit heures du matin. T’as fini par passer la nuit, il fait beau, soleil aveuglant. Un peu groggy, tu sors. L’air te fait du bien. Tu décides d’errer, décision ou nécessité, peu importe, histoire de sentir le vent, le temps, et de passer par des rues, des ruelles qui te sont moins habituelles pour te rendre chez toi. Tu te croirais dans une photo de Hamilton et tu sais fort bien ce qui t’a mis de la vaseline dans les lunettes. En te promenant, tu aperçois, on croirait un oasis, une enseigne « AVER E». Bizarre! un bar que tu ne connais pas. Tu y entres. À la radio, on diffuse une musique actuelle, différente, les paroles sont en québécois. Tu te commandes une bière, «pas de l’eau» que tu dis au serveur, et il t’amène une bière supérieure, d’ici, comme il y en a rarement dans les tavernes. Tu lui demandes de t’amener un journal et il t’apporte L'aut' Journal. Sur un mur, une grande peinture de Lemoyne. Tu te frottes les yeux mais pas trop, pourquoi gâcher ce comble de détente, ce plaisir rare qui par l’alcool permet de profiter allégrement du temps normalement si court entre la réalité et le rêve. Et, dans ta tête, tu pousses un soupir de relaxation et d’abandon. Haaaaaaa!
Mais à la table d’à côté, y a deux zozos qui discutent.
—Tabarnac, Djo!
—Quoi ça, tabarnac!
Tu t’dis dans ta tête: «Non, non, non, j’ai pas le goût de t’ça à matin.» T’essais de te plonger dans la lecture de l’article de Lauzon, mais t’arrives pas à te concentrer. Y parlent pas mal fort.
—Tu vas m’faire accroire, Djo, que t’as pas entendu parler d’la nouvelle pilule, celle qui donne d’la mine dans l’crayon, j’pense que ça s’appelle Vitagro, quèqu’chose comme ça?
—Non, pantoute, Gio.
—Coudon, ciboire, tu débarques d’où? Tu lis pas lé journaux, tu r’gardes pas la télé?
Un célèbre phrase de Sarte te vient à la tête, mais t’as quand même le goût d’entendre la suite et tu fais semblant de lire ton journal qui te cache la figure. Tu souhaites qu’au grand jamais ils ne leur prennent l’idée de te demander ton avis sur quoi que ce soit.
—Non, Gio, les feuilles de chou, j’lis pas ça, pis la grosse boîte, j’a r’garde pas. Tu penses-tu que j’ai absolument besoin de savoir qu’un Jos Blo de St-Clin-Clin a étranglé sa femme pis ses deux enfants après les avoir violés, pis a fini par mettre le feu dans sa maison? Ou qu’hier soir un joueur de hockey a arraché la tête d’un adversaire?
—Non, Djo, mais y a d'autres journaux que ceux qui roulent avec les trois S. Tu penses pas que c’é important de savoir c’qui s’passe politiquement?
—Nomme-moi un politicien qui dit des choses avec lesquelles t’é d’accord?
—Tant qu’à ça. Mais y’z’ont l’pouvoir, t’é pas intéressé à savoir c’qu’y font?
—On é pas mal mieux renseigné sur c’qu’y font avec leur queue qu’avec leur tête. Chu sûr que t’é plus au courant des derniers ébats sexuels du président des États, Clito, que de ses réformes sociales?
—Tant qu’à ça, mais à la télévision...
—Gio, la télévision, c’é encore pire, peut-être parce que ça demande aucun effort, aucun travail. C’te moyen de communication est l’outil qui participe le plus à l’abrutissement humain et qui joue parfaitement le jeu du pouvoir. Complètement éfouèrré à te faire traiter en bébé. Une béatitude. T’as pus besoin d’aller dehors pour savoir la température, y vont te dire ce que tu dois porter comme vêtements, ce que tu devrais manger, que tu devrais faire de l’exercice, quel char correspond à ta personnalité, c’é quoi ta personnalité, qu’est-ce qu’y faudrait que t’aies d’l’air, comment c’é dans tel ou tel pays, qu’est-ce que t’as le goût d’être, de faire. Une gigantesque manipulation.
—T’é pas un peu paranoïaque?
—Bin disons qu’en général, j’pense pas que ce soit prémédité. Mais c’é un fait que le système de notre télévision est basé sur le vedettariat. Le gros problème auquel ils sont confrontés, c’est que les stars ne sont pas si différentes, si intelligentes et si originales que ça. Alors comment peut-on maintenir cette différence, cette hiérarchie, cet intérêt, comment peut-on amener des gens à en aduler d’autres s’ils n’ont que très peu de charisme et d’éclat? Bin, y-z-ont trouvé que c’était plus facile de rabaisser le quotient intellectuel d’une multitude de personnes que de remonter celui de quelques-unes. Alors, on nous parle en bébé, on nous explique tout comme si on était des idiots et finalement, comme les gens qui parlent à des idiots se sentent obligés de prendre une attitude idiote pour se faire comprendre, on se retrouve avec un outil pédant qui fait l’éloge du crétinisme, pis ça marche! J’me souviens qu’il y a quelques années, un autre président des États avait annoncé qu’il n’aimait pas le brocoli. Les producteurs de brocolis durent faire pression pour qu’il se rétracte car on n’arrivait plus à vendre le moindre brocoli. On peut s’imaginer ce que les États-uniens ont envie de faire maintenant en entendant l’histoire de Clit-Clit.
—Fa que, t’as-tu dé solutions?
—À une certaine époque, pour provoquer un changement, on tranchait des têtes. Chu pas sûr que ça ait souvent eu les effets escomptés. Mais je crois fermement que la première chose à faire est d’éliminer la politique parce que c’é la plus grande forme de hiérarchie actuellement. Il y a aussi la religion, mais mettons que la religion est pas mal sur son déclin.
—Pis la politique, tu la remplaces par quoi?
—Par rien, ça sert absolument à rien, au contraire ça nuit. Y faut que chaque humain arrive à comprendre qu’il peut vivre sans chef. Faut en finir avec l’idée de pouvoir.
—Mais c’é utopique.
—Ce qui me choque, c’é que l’on traite d’utopistes tout le monde qui croit trouver un système humanitaire axé sur l’égalité entre les personnes sans égard pour leurs facultés, leur éducation, leur travail, et que l’on a jamais penser à traiter d’utopistes les dirigeants avec leurs idées farfelues, comme de penser que c’est en coupant complètement les mesures sociales, en coupant partout dans toutes les formes d’aide, qu’on va enfin enrayer la pauvreté, probablement en éliminant les pauvres, je l’sé pas, et vivre mieux et sans dette. Les vraies utopistes sont les gens au pouvoir, les gens en place, et ils nous prouvent que l’utopie existe et qu’en plus, elle est rentable. Le problème, c’est le pouvoir et la recherche du pouvoir. Éliminer la notion de pouvoir me semble la première chose à faire.
—Bon, ça va, Djo, mais y reste qu’en n’écoutant et en ne lisant aucune nouvelle, tu te coupes quand même de ce qu’y se passe dans le monde.
—Tu veux dire les guerres, les famines, les génocides, les dictatures? T’as raison, je l’sé pas où ça s’passe, mais je l’sé que ça s’passe continuellement, pis que tant qu’y aura cette notion de pouvoir, on s’en sortira jamais. Pis quand je r’gardais les nouvelles tous les jours, j’avais l’impression de suivre un téléroman maudit qui laisse chaque jour sur la soif de savoir combien il y aura de morts le lendemain. J’trouvais que tant qu’j’aurais pas de solution, j’vois pas pourquoi j’écouterais ça. D’autant plus que le biaisage est tellement évident. Pour moi, après les reportages sur la Guerre du Golfe et la démagogie flagrante lors du dernier référendum, j’ai pus l’ombre d’un doute de la malhonnêteté du médium. Mais, tu me parlais d’une pilule? Vitagro?
—Bin là! Chu pas sûr que c’é l’temps.
—Vas-y, tant qu’à faire.
—Bin, c’t’une pilule ou un médicament, je l’sé pas trop, qui règle le problème de l’impuissance.
—T’é-tu sérieux?
—Absolument.
—Tu penses pas Gio, qu’on bande bin assez comme ça su’a terre ? Ça cause bin assez d’problèmes comme ça, j’comprend pas pourquoi y ont pas plutôt inventé une pilule qui fait le contraire. Mais c’é tellement rare que les inventions ont un but humanitaire. C’t’aberrant. Qu’est-ce que vous en pensez, vous?