Esse #29
LA MORT
Acte 67 et pluss, mais pas 90…. Pis pourquoi pas dans l’fond. ACTE 90.
(Djo seul, mais comme y peut pas être seul, y écrit à quelqu’un, en buvant d’la bière pis en écoutant « You’ve changed » par Coleman Hawkins au sax. Y é tard. Dans sa pièce capharnaüm comme une boutique de Chinois, la musique est faible et lui arrive comme si c’était son voisin qui l’avait mise. La mort, y pensait pu bin bin à ça depuis qu’èqu’-z’années. Pis-là, depuis un p’tit boutte, ça l’r’pognait. À l’adolescence y s’tait dit que la mémoire y’en voulait pu, il voulait assimiler lé z’événements à mesure, donc ça servait à rein de s’en rappeler. Une autre chose qu’il s’tait aussi mis dans la tête, c’est qu’il mourrait entre trente pis trente-cinq ans (probablement un rapport inconscientavec le christ, derniers lambeaux de son éducation judéo-chrétienne). Il y croyait ou du moins voulait assez y croire pour aller jusqu’à compter son âge à rebours jusqu’à zéro; l’âge de sa mort. À seize, dix-sept ans, ça change pas grand chose et le jeu est bien innocent. Mais vint trente-trois ans : déception, il eu la double preuve qu’il se contait des histoires puisqu’il se rappelait l’année qu’il devait mourir et qu’il ne mourut pas. Déception pas si grande que ça quand même car comme on dit, on s’habitue au pire. (Quoique mon voisin monsieur Simard vient de me conter que sa grand-mère s’était suicidée à 103 ans.)
Puis, tranquillement l’idée de mort mourut, et il vécut heureux et eut même un enfant. Mais sans savoir pourquoi, aujourd’hui, sentant probablement venir sa quatrième seizennie et sentant que sa mémoire lui revenait de plus en plus (les gens croient qu’au moment d’not’ mort, la mémoire nous r’vient pis qu’on voit défiler notre vie au complet); des balaiements de faux venaient entrecouper le champ de ses pensées.
Au lieu d’écrire, son crayon griffonnait. Finalement il pouvait être, et était bien, seul. Il installa Coltrane au son, mais Gio arriva avant qu’il n’ait pu commencer à écrire : Chère…)
-Chahut Djo! Tabac ?
-Tabac. Putois ?
-Pas si transpire. Quoi tu faisez ?
-J’pensais. J’pensais que j’tais en train de changer.
-Tu m’as déjà dit que le changement, ça avait toujours été la seule valeur stable pour toi. Que tu changes, ça doit pas t’changer tant qu’ça, tu dois t’être habitué ?
-Bin, ça marche pas toujours. On s’habitue à changer partie par partie, mais un changement en profondeur, ça arrive pas à tous é jours, c’é pas évident.
-C’é quoi qui a changé tant qu’ça ?
-Bin, m’a te l’dire. Avant, j’faisais jamais bin bin pluss qu’une chose à fois. Quand j’commençais une affaire, j’allais jusqu’à la fin. J’la finissais avant d’en entreprendre une autre : j’finissais une sculpture avant de commencer à écrire un texte, je finissais le texte avant de commencer à jouer de la musique, etc. J’aimais beaucoup le changement, parc’que c’tait un genre de récompense à chaque fois, la satisfaction du travail fini.
Maintenant, j’commence une sculpture mais avant d’avoir fini, j’arrête pour écrire une demi-page, puis, j’va m’promener en bicyclette, etc.
Le changement dans le changement, je change pu pareil, j’change plus vite. Avant ça, y m’arrivait de passer dé semaines sur une affaire, dé mois. Asteure, c’é pu pareil, pis ce changement-là m’donne l’impression d’avoir perdu d’la passion. Pis j’ai l’impression que j’finirai plus jamais rien. J’me sens comme la flèche de Zénon.
-Zénon ? Qui c’é ça encore ?
-Zénon d’Élée, un vieux Grec. Lui, y a sorti l’idée qu’avant de réaliser une chose, mettons un trajet, ou n’importe quoi, y faut que t’en réalise une partie.
-Bin, c’é sûr.
-Attends. Après avoir réalisé une partie, c’qui reste devient ton nouveau projet. Y faut qu’t’en réalise une partie de c’nouveau projet-là. Alors avant de toute le réaliser, y faut que t’en réalises une partie et ainsi de suite. Même si ce qui te reste à réaliser est tout tout petit, y faut quand même que t’en réalises une partie, ce qui fait que dans l’fond, t’arriveras jamais au bout.
-Tabarnac! C’é vraiment ça sa théorie ?
-Bin, mettons que c’é mon interprétation.
-Finalement, ça r’semble pas mal à vie, c’t’affaire-là.
-Comment ça ?
-Bin, quand tu r’gardes ça comme y faut, dans le moment on é en train de s’parler, pis par la f’nêtre on voit une partie d’arbre, pis y a un char qui passe avec son système de son à planche qui envoie une chanson dont on connaîtra jamais le début ni la fin, pis on entend un chien qui jappe mais on l’voit pas, pis passe un camion sur lequel é écrit Boucherie Sanzot ou quelque chose du genre, j’ai pas eu l’temps de l’lire, sans compter tout ce qu’il y a dans la pièce ici pis dans notre tête, qui arrive par bribes : lé bouts de musique que tu t’fredonnes pis que j’entends pas, lé gorgés de bières qui viendront jamais au bout d’ta soif, etc. Tout è égrainé. Finalement on passe notre temps à vouloir arrêter lé choses mais c’é un éloignement par rapport à c’qu’on vit.
-T’as p’t-être raison, mais le changement va-tu continuer en accélérant ? P’t-être qu’un jour, j’va écrire un seul mot, pis ensuite jouer une note, pis donner un coup d’pinceau, pis sourire à ma fille, pis boire une goutte, etc., pis r’commencer de plus en plus vite et sectionné, pour n’écrire qu’une partie de lettre, dire une partie de syllabe et encore de plus en plus décomposé.
-Bin c’é pas fou Djo, c’é ça la décomposition, devenir moléculaire, atomique, n’être que dé parcelles de bin dé affaires. C’é l’image d’la mort.
-Bin tabarnac Gio, y m’semblait que ça s’t’nait mon affaire. La vie c’é pareil comme la mort, finalement c’é nous autres qui veut pas qu’ça soit pareil.
-On boit à ça. Prend donc une bonne bière.
-Dakar. J’va prendre une Fin du monde.
-Comment ça ?
-Bin, c’t’une bière fermentée sur lie.
-Pis ?
-Bin, faut qu’tu laisses un p’tit fond, tu peux pas la boire au complet.
-Calvaire c’é parfait, la vie é d’mon bord.
-Ha! Ha! Ha! Ha!
-Ha! Ha! Ha! Ha!
-Bon, bin, moi Djo, y faut qu’j’y va. « Lone Ranger ».
-À Tonto.
(Alors Djo se r’trouve seul devant son papier et commence sa lettre)
Chère amie,
Ça d’l’air que j’ai toutes les raisons d’aller bien, et pourtant….