ÉCRITURE

LA BELLE RUE MENTANA

J’arpentais de long en large les rues du Plateau-Mont-Royal à la recherche d’un logement. J’étais resté quelques années dans le quartier Centre-Sud et j’avais le goût de changer d’air. J’étais tanné de mon voisin qui, selon lui, faisait au moins une crise cardiaque par semaine et parfois même jusqu’à trois. J’étais tanné de voir tous les jours le borgne cul-de-jatte tellement saoul qu’il ne tenait plus sur sa petite boîte à roulettes et tombait continuellement dans la rue ou sur le trottoir, j’étais tanné d’entendre le vieux monsieur nostalgique qui avait chanté avec Alice Roby au bar Mocambo et qui chantait continuellement, gauchement, toujours la même chanson : «J’attendrai, le jour et la nuit, j’attendrai toujours, ton petit retour.» Et la propriétaire du dépanneur qui était tellement grosse qu’elle ne marchait plus et restait assise sur un gros tabouret toute la journée et des ti-culs de 12-13 ans qui, un soir, m’ont suivi alors que je rentrais chez moi avec une caisse de bière sous le bras et sortirent leur couteau simplement pour que je leur en donne chacun une. Je ne vous parle pas de New-York, mais de Montréal. J’étais tanné de voir traîner de vieux condoms et de vieilles seringues dans les stationnements désaffectés et j’étais tanné de me faire arrêter par la police pour rien.
Je me foutais qu’on me traite de snob ou de bourgeois, je devais changer de milieu avant qu’il ne m’engloutisse. Il m’avait apporté beaucoup et chacun m’avait donné beaucoup, c’est vrai. Le vieux par ses histoires dans les clubs de nuit de Montréal au temps de la prohibition, l’hypocondriaque qui insistait pour faire mon lavage chaque semaine car il avait une laveuse et une sécheuse chez lui et se sentait responsable du linge du quartier, le cul-de-jatte pour l’image de déchéance ultime que personne m’a donnée depuis et la propriétaire du dépanneur pour m’avoir fait crédit pendant des années. Chacun m’a donné tout ce qu’il pouvait me donner sans compter. Mais je n’en pouvais plus, j’étouffais.

Il reste que le Plateau, c’est bien beau, mais même à l’époque, ce n’était pas abordable. Un jour, je vis une pancarte à louer dans une fenêtre d’un logement sur la rue Mentana près de Marie-Anne. J’avais toujours souhaité demeurer sur cette rue, il y avait de grands érables de chaque coté qui se rejoignaient au milieu. Une des belles rues de Montréal. C’était un 4 1/2 et le prix demandé était plus que raisonnable. Je n’en croyais pas mes yeux. Alors, j’ai sonné. Un jeune homme et une jeune femme m’ont ouvert en m’invitant à entrer visiter. Ils voulaient sous-louer. C’était un logement au rez-de-chaussée, pas du tout éclairé, un peu sordide, mais assez grand pour moi et le prix, comme je vous l’ai dit, était exceptionnel. Ils me firent visiter la cuisine, le salon et les deux chambres : j’étais conquis, je me voyais déjà chez moi avec ma chambre ici, mon atelier là. Je visitais et j’ouvrais chaque porte pour inspecter tour à tour la salle de bain et les garde-robes. Mais juste au moment où je m’apprêtais à ouvrir une certaine porte, un vieux en pyjama en sortit. Il ne me regarda pas, alla vers le réfrigérateur, se servit un verre de lait, prit quelques biscuits dans un paquet sur le comptoir et revint dans sa chambre en fermant la porte sans faire attention à personne. Je fixai le jeune couple d’un regard interrogateur, attendant une explication. Le gars me dit : «Ah! Oui, fais-toi-z’en pas pour lui, il ne sort pratiquement jamais de sa chambre et il reste toujours en pyjama. Il ne mange presque rien et tout ce qu’il demande c’est une petite place dans le frigo pour sa pinte de lait.» La fille renchérit: «Il reçoit son chèque de pension chaque mois, tu lui fais signer, tu changes le chèque, tu lui achètes une canne de tabac, des biscuits, du lait, il est parfaitement heureux et toi, tu t’en tires avec un petit bénéfice.» J’étais abasourdi.
– Vous voulez dire que le p’tit vieux vient avec le logement?
– On te dit qu’il ne dérange pas du tout. Tu fais comme s’il n’était pas là.

Je suis parti, bouche bée, bouleversé, à l’envers et quelque peu coupable aussi. J’aurais voulu me réveiller, mais je ne rêvais pas.

Je ne suis jamais resté sur la rue Mentana.