ÉCRITURE

LE CHEVAL DE MASSUEVILLE

Mon premier moulage fut celui de ma main, j’avais17 ans. Depuis, j’ai moulé des objets de toutes sortes, des animaux et des corps humains. Tiens, j’vous en conte une p’tite avant de tomber dans le vif du sujet. Un jour, alors que je passais dans une ruelle, j’aperçois un chat. Il est étendu à terre, paisible. Je m’approche de lui pour le flatter. Quelle n’est pas ma surprise de me rendre compte qu’il est mort! Je cours chez moi chercher du plâtre et une chaudière d’eau. Je reviens, il est toujours là. Je prépare le mélange et le verse directement sur lui. Quand je le retire du moule, beaucoup de son poil y reste. L’effet est saisissant. J’ai beaucoup d’autres histoires de moulage à vous conter, mais pour cette fois je me contenterai de celle du cheval de Massueville.
À Massueville, dans le bout de Sorel, il y a un abattoir. Sérieusement. Un abattoir de chevaux. J’ai été présenté au propriétaire par Geneviève qui me connaît assez pour savoir qu’il sortirait quelque chose de cette rencontre. Pierre fait des chevaux sa vie. Il en élève, en monte, en transporte et a un abattoir. On prend quelques bières ensemble, on parle on parle et il m’invite à visiter son abattoir. J’y vais donc le lendemain. Je rentre par l’arrière dans l’espace où l’on tue les chevaux. Un homme vient me voir, il est couvert de sang de la tête aux pieds et a une carabine dans ses mains. Je lui explique que je suis venu rencontrer le propriétaire pour visiter la place. Il me dit qu’il sera là dans une demi-heure et retourne à son travail. Son travail n’est pas banal. Les chevaux entrent dans un étroit corridor de métal. Au bout : l’impasse. Le gars s’enligne et vise une balle de 22 dans la tête du cheval. Une porte s’ouvre, on tire la carcasse et, au suivant. La vue du sang ne me dérange pas trop mais après une vingtaine de victimes et surtout à cause du bruit des sabots sur le métal, des coups de 22 et des cris des chevaux qui capotent car ils savent bien ce qui va se passer, j’avoue que j’avais hâte que Pierre arrive. Il arrive enfin et je lui explique mon projet. Je veux mouler un cheval. Il me fait visiter l’abattoir et m’invite chez lui pour qu’on parle du sujet. Dehors près de la maison, j’entends de la musique. On entre, et je vois un immense piano à queue et une jeune femme toute délicate qui en joue. C’est la femme de Pierre. Elle finit son morceau et on va tous les trois s’asseoir à la cuisine pour parler. Je recommence mon histoire de vouloir mouler un cheval. Je leur demande si parfois, un cheval tombe malade et que l’on doive le tuer sans que l’on puisse se servir de sa viande. Si le cas arrivait, peut-être pourraient-ils m’appeler et je m’installerais en quelque part pour le mouler? Puis on parle de choses et d’autres, la jeune femme me dit qu’elle a étudié le piano au conservatoire et que son deuxième instrument est le saxophone. Elle me dit qu’elle organise souvent des jams chez elle avec son ami Vic Vogel et que je serais le bienvenu. Pierre, lui, ne parle que de chevaux avec passion. Finalement, je m’en vais avec la promesse que si un cheval répond aux conditions, il m’appellera. Après six mois, il ne m’a toujours pas appelé. Je suis prêt, j’ai tout préparé mon matériel et quelques amis m’ont dit qu’ils viendraient m’aider. Je n’en peux plus, je téléphone. Pierre n’y est pas. Sa femme m’explique que Pierre ne croit pas que je suis capable de mouler un cheval, mais qu’elle, elle y croit. Elle me dit qu’il y a justement un cheval malade. Que d’une manière ou d’une autre, je peux venir le lendemain, car s’il ne meurt pas aujourd’hui de sa mort naturelle, elle sortira la 22 et le tuera. Wow! J’en reste bouche bée. J’appelle mes amis pour leur dire qu’on va mouler le lendemain, mais tout le monde est pris. J’arrive quand même tôt le lendemain avec mon matériel. Le cheval est mort dans la nuit. Pierre me dit qu’il doit aller au boulot, qu’avec son tracteur, il a traîné le cheval à l’intérieur de sa vieille grange, que je peux travailler là et qu’il y a une poulie attachée à une poutre si j’en ai besoin. Là-dessus, il part. Je me retrouve seul avec un cheval mort. Comment faire? Le cheval doit peser dans les 1200 livres. Ça ne se manipule pas facilement. J’entends le piano au loin. Je décide de creuser un trou d’environ un pied de profondeur et de coucher le cheval dedans à l’aide de la poulie et de grands bâtons. Je remblaie la terre sur les côtés, pour n’avoir que la moitié du cheval visible. Tout s’annonçait bien et je m’apprêtais à mouler la première moitié quand les chiens arrivèrent. Il y en avait deux. Je devais constamment les chasser car ils mordaient le derrière et la bouche du cheval afin d’en arracher des bouts pour les manger. Je dus me presser pour donner la première couche de fibre de verre. Alors les chiens s’éloignèrent à cause de l’odeur de la résine. Je me rendis à Massueville, comme ça, chaque jour. Le piano jouait toujours. Je travaillais douze, quinze heures par jour, je ne prenais même pas le temps de manger. Je voulais faire le plus vite possible pour que le cheval n’ait pas trop le temps de gonfler. Quand la première moitié du moule fut terminée et bien armée de tiges de métal, j’attachai le cheval au palan et le retournai sans le sortir du moule. Je fis la deuxième partie comme la première. Pierre venait me voir chaque matin et chaque soir et plus ça allait, plus il se rendait compte que j’allais réussir. Mais le plus laborieux restait à faire. Sortir le cheval du moule. Je n’avais pas prévu qu’il resterait collé tant que ça. Je l’avais pourtant enduit de cire. Mais le poil restait pris dans la résine. Je réussis à dégager la première partie du moule. La seconde fut plus difficile et je dus commencer par dégager la tête pour ensuite l’attacher à la poulie et tirer pour que la carcasse décolle. C’était délicat car j’avais peur que la tête arrache. Elle tint. Et finalement au bout de deux semaines, le moule était fini. Pierre me demanda comment j’allais transporter le moule. Je lui dis: «Sur mon toit d’auto.» Il me dit : «Non, ça serait trop dommage que tu abîmes un tel travail. On va l’embarquer dans mon camion et je te l’amène chez toi.» Ça voulait tout dire et ça m’a fait plaisir. Après, je ne l’ai plus jamais revu. Ni lui, ni sa femme, la belle pianiste qui s’apprêtait à tuer pour moi.

J’ai pris très peu de photos de mon travail. J’avais toujours les mains pleines de résine, je n’avais pas beaucoup de temps et il faisait très sombre dans la grange. J’en ai tiré quand même deux ou trois. Celle du cheval attaché par le cou est assez impressionnante. Quelques années plus tard, je fis une exposition de photos et elle y figura. Deux filles de l’UQAM m’écrivirent une lettre abominable, me traitant de tous les noms, elles disaient que c’était scandaleux pour un artiste de faire de l’argent en se servant de l’image d’animaux torturés. Je leur répondis premièrement que je ne savais vraiment pas où elles avaient pris l’idée qu’un artiste comme moi pouvait faire de l’argent et deuxièmement, je leur dis que ce que j’affectionnais le plus pendant la torture, c’était d’entendre crier les animaux. La musique me met toujours dans un drôle d’état.