ÉCRITURE

OSTENDE

J’étais à Bruxelles. Je participais à une exposition de groupe dont le thème était Tintin. On exposait au Botanique, jardin et centre culturel à la fois. Je logeais dans une auberge de jeunesse.

À partir de 8 heures du matin, les hauts-parleurs de chaque chambre se mettaient en marche. Ils crachaient de la musique rythmée très forte entrecoupée de messages personnels s’adressant aux chambreurs. Style: «Manon, tes parents aimeraient que tu leur téléphones sans faute aujourd’hui.» J’y suis resté deux ou trois jours et je n’en pouvais plus. Alors je me suis loué une petite chambre assez minable, pour presque rien, dans le bout de la Gare du Midi, dans un quartier arabe. Je devais être entré avant onze heures du soir, sinon la porte était fermée à clef. Comme je fréquentais un bar près de la Gare du Nord, il m’arrivait souvent de partir à la dernière minute et de courir le plus vite possible jusqu’à ma chambre par la rue Royale ou la rue Neuve. J’arrivais toujours complètement essoufflé quelques secondes avant la fermeture. Mais, une fois, je suis arrivé trop tard. J’ai eu beau sonner, cogner, frapper, rien à faire. Il pleuvait et j’étais trempé, transi. Il y avait un bar pas loin. Je m’y suis réfugié. Il n’y avait que le serveur et deux hommes assis à une table. J’ai commandé une bière et me suis assis seul.

Je buvais ma bière en me réchauffant tranquillement quand ils s’approchèrent de moi. L’un deux avait une cicatrice sur la joue, mais l’autre avait une véritable balafre qui lui coupait carrément la figure. Elle lui partait du front et descendait jusqu'à son cou en passant par son œil et ses lèvres. Ils me parlèrent arabe. Je ne comprenais pas un mot, mais j’ai vu qu’ils voulaient s’asseoir avec moi. Je n’avais pas tellement le choix. Ils s’installèrent et commandèrent une tournée. Puis on commença à se parler en baragouinant un mélange de français et d’espagnol. On arrivait à se comprendre assez bien. Ils voulaient que je leur parle des femmes. Comment elles font l’amour dans mon pays. Moi, j’étais un peu embêté, je croyais que l’on faisait à peu près partout pareil. Mais eux m’expliquèrent que par respect pour l’homme qui mariera une fille et qui désirera assurément avoir une femme vierge, ils sodomisaient les femmes avant leur mariage mais parfois aussi ils se soulageaient avec des jeunes garçons. Ouf! J’ai beau être quelques fois frondeur, je n’étais pas tellement habitué à ces propos. Je commençais à avoir chaud. Mais on changea de sujet petit à petit. Ils voulaient savoir ce que je faisais chez eux et ce que je faisais dans la vie. Je leur dis que j’étais un artiste. Ils me répondirent: «Prouve-le.» Ouf! Pas facile, je n’étais pas tellement équipé pour les mouler. Alors ils trouvèrent une feuille et un crayon, et l’un deux me dit : «Dessine un âne.» Un âne? Pourquoi un âne? Je n’avais jamais dessiné ça. Mais je n’avais pas tellement le choix. J’ai pris le crayon et je me suis mis à faire la caricature d’un âne qui était complètement saoul, les quatre fers en l’air, la langue sortie, les yeux exorbités et je l’ai intitulée El burro borracho. Sur le coup, ils sont restés sceptiques, puis ils ont finalement ri. On a passé la nuit ensemble dans le bar. À l’aube, je suis entré me coucher. Il pleuvait encore. Quand je me suis réveillé au début de l’après-midi, il pleuvait toujours comme d’habitude et je n’avais qu’une chanson dans la tête depuis que j’étais arrivé en Belgique, la très belle chanson de Léo Ferré, Ostende.

«Ni gris ni vert,
Ni gris ni vert,
Comme à Ostende ou comme partout,
Quand sur la ville tombe la pluie,
Et qu’on se d’mande si c’est utile,
Et puis surtout si ça vaut l’coup,
Si ça vaut l’coup d’vivre sa vie.»

Je me suis levé, j’ai fait ma valise, je suis allé à la Gare du Midi et j’ai pris un billet pour Ostende.