ÉCRITURE

LA BALEINE DE FATIMA

Aux Îles de la Madeleine, il y a deux ans, une baleine blanche a échoué à Fatima, à Dune-du-Nord : événement passablement anodin aux Îles. On a traîné la masse sur le platier pour dégager la plage et on l’y a laissée, offerte aux oiseaux, aux insectes, à la pluie et aux rayons du soleil. Connaissant mon amour pour les os, Mireille m’y emmena. La structure était visible de loin, un magnifique squelette gisant dans le sable comme un mort de soif dans le Sahara. Le crâne au complet et les vertèbres dessinaient une courbe parfaite s’étendant sur au moins 40 pieds.
Il manquait cependant la queue et les côtes que des artisans avaient dû ramasser comme matériaux pour en faire des bijoux.

J’avais apporté un couteau en me disant que je pourrais dégager un petit os du squelette et ramener un souvenir mais il ne restait plus que les gros os. La baleine était là depuis deux ans et les gens avaient tous pris ce qu’ils pouvaient prendre.
Cependant, les vertèbres étaient toujours là, belles et apparentes. Je m’épris pour l’une d’elles en me jurant de la dégager pour l’apporter chez moi.
Mais les vertèbres étaient comme des icebergs et si le côté apparent de la baleine montrait des os blancs sortant du sable, ce qui ne se voyait pas était enfoui et encore fortement pris dans la peau de l’animal pas totalement décomposé. J’ai dégagé tant bien que mal la vertèbre et je suis allé sur la plage pour trouver un câble (il en traîne toujours sur la grève) afin de le fixer à mon auto pour arracher la vertèbre de sa situation originale. Les roues s’enlisèrent peu à peu et puis le câble se rompit.

Je suis retourné au village emprunter une pelle, une scie, une hache et un bon câble. Puis j’ai creusé. Plus je creusais, plus l’odeur devenait insupportable. L’os semblait bien pris et, malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à le sortir.
Pendant ce temps, une fois de temps à autre, des curieux en 4X4, en camion ou en mini-vanne venaient voir ce que je faisais là. Ils s’arrêtaient parfois, descendaient leur vitre pour me demander ce que j’essayais de faire ou pour me donner leurs commentaires. L’un deux me dit : «C’est moi qui ai la queue, je l’ai coupée avec une scie à chaîne et l’ai apportée chez moi.» Un autre m’affirma en riant : «Ah! Cette vertèbre-là, il y a quelques mois, j’ai tout essayé pour la sortir. Nous étions quatre et nous n’avons jamais réussi, bonne chance!» Je ne me décourageais pas et au bout de quelques heures, j’avais dégagé une bonne partie de la vertèbre ainsi que ses deux apophyses latérales. Alors arriva David avec son gros pick-up de l’année. Nous avons attaché le morceau à son camion et il tira. Ça craqua et ça lâcha. Nous avions réussi à sortir une grosse partie de la vertèbre, mais l’excroissance dorsale avait tenu bon, l’os avait cassé en nous faisant cadeau toutefois de sa plus grosse partie. Je la pris, l’enveloppai dans des sacs de plastique et je l’embarquai dans mon char. Ça puait effroyablement.
Mais, tout ce temps, je pensais au crâne. Une grosse pièce digne d’un musée mais qui serait fort proba- blement laissée là, abandonnée et peut-être coupée en petits morceaux à la scie à chaîne.
David me dit : «Pis, la tête, ça t’intéresse-tu?»
– Bin sûr que ça m’intéresse.
– Demande l’autorisation à la municipalité, pis moi, je m’arrange pour te la sortir pis te l’amener chez toi avec mon tracteur pis mon truck.
– Wow! Quelle affaire! J’étais emballé.

Mireille s’arrangea avec la municipalité et l’on prit rendez-vous pour le mardi matin.
Arrivé là, David me dit : «J’ai regardé ça comme il faut et c’est trop gros et trop long pour entrer dans mon truck, ça mesure environ 15 pieds et ça doit peser dans les 1500 livres. Il te faut un camion plate-forme ou un boom-truck.» Après une couple d’heures de discussions sur les possibilités de l’amener quand même, car j’étais bien déterminé à aller jusqu’au bout de cette affaire, je dus me résigner et accepter la décision de David. Je m’en retournais chez moi, la mine basse de savoir que cette histoire finissait en queue de poisson lorsque sur le chemin de retour, je vis un magasin de location d’outillage et de machinerie. Je m’y suis arrêté et j’ai exposé mon problème au gars fort sympathique derrière le comptoir. Il me dit : «Y a Rock qui a un camion plate-forme, c’est le gars qu’il te faut.» Il me donna son numéro de téléphone et je l’ai appelé. Il était libre. J’ai rappelé David, il était libre lui aussi. J’ai rebroussé chemin pour me retrouver encore une fois devant cette masse d’os en attendant l’arrivée des deux hommes, me demandant si cette fois serait la bonne.

Alors arriva Rock Arseneau. C’est une pièce d’homme, une force de la nature et comme pour beaucoup d’Arseneau de Havre-aux-Maisons, après leur avoir donné la main, il faut compter ses doigts. En très peu de temps, ce bonhomme a pris la situation en main et avec l’aide de David et de son tracteur, la tête de la baleine s’est retrouvée dans son camion puis chez nous à Havre-Aubert.
Le crâne est désormais sur notre terrain, ça pue énormément, mais c’est une superbe pièce qui ressemble à un bec d’oiseau géant.