ÉCRITURE

LE MOULAGE DE GARANCE

À une époque, j’étais maniaque. Je voulais tout mouler. Je rêvais de mouler des falaises, des éléphants, des baleines, j’aurais moulé l’univers. Pourquoi? Je ne sais trop, peut-être le désir de posséder une empreinte, une image, comme les photographes qui veulent tout prendre en photo. Je voulais m’accaparer des choses, j’étais extrêmement gourmand.

Alors quand ma fille Garance est née, évidemment j’ai voulu la mouler. Autour de moi, on n’était pas tout à fait d’accord. C’était un petit bébé après tout. Je n’ai pas insisté et j’ai tenu ça mort pendant quelques mois. Mais un jour, j’étais seul avec elle à l’atelier. Elle avait six mois et avait l’habitude de faire une sieste l’après-midi. Vers deux heures, elle était confortablement couchée par terre sous une couverture et dormait comme un loir, abandonnée, les bras en croix. C’était le temps ou jamais. J’aurais aimé la mouler au complet, mais il faisait froid dans l’atelier et je n’osais pas la déshabiller. J’ai pensé que mouler tout simplement une main serait pas mal pour un début. Alors, j’ai préparé une mixture d’alginate et je lui ai moulé la main gauche. L’alginate est un produit qui a une certaine élasticité, c’est bien commode lors du démoulage, mais il faut également faire une coquille de plâtre pour que le tout se tienne. Ce que je fis. Garance ne se réveilla pas et le plâtre figea tranquillement. Je me suis dit : «Tant qu’à y être, je pourrais lui mouler l’autre main.» Alors j’ai recommencé le même stratagème pour la main droite. J’avais un peu peur qu’elle se réveille car si elle l’avait fait, elle aurait sûrement paniqué en se sentant les mains captives. Mais tout semblait bien aller. C’est là que j’aperçus son petit pied qui dépassait de la couverture. Bof, je me suis dit : «Tant qu’à faire, si elle doit paniquer, ce n’est pas un pied qui fera vraiment la différence.» J’ai entrepris de lui mouler le pied gauche, mais je me suis dit que tant qu’à faire, je devrais lui mouler le droit en même temps. Ce que je fis. Là, je ne voulais absolument pas qu’elle se réveille car elle avait les deux mains et les deux pieds complètement pris dans le plâtre et elle n’était qu’un bébé. J’attendais avec impatience que le plâtre prenne en regardant les longues minutes passer et en me disant que si j’avais cru en Dieu, c’était certain que je l’aurais prié. Elle ne se réveilla pas et j’eus le temps de retirer les quatre moules un à un, de lui laver les mains et les pieds et de faire semblant que rien n’était arrivé. Elle ouvrit les yeux quelques minutes plus tard, bien reposée et de bonne humeur comme d’habitude. v Quelques années passèrent.

J’avais un atelier attenant à une maison qu’on louait pour l’été. Garance se promenait alors partout car elle avait atteint l’âge de 5 ans. Elle venait faire des dessins à l’atelier et repartait dans la maison comme bon lui semblait. Un jour, elle entra dans l’atelier alors que j’étais en train de me mouler la main. Elle me demanda : «Est-ce que ta main est prise?» Je lui dis : «Oui, elle est bien prise.» Elle partit aussitôt vers la maison en courant et en pleurant. Elle revint avec Johanne en lui disant : «Papa est pris, il faut faire quelque chose!»
Évidemment, nous lui avons expliqué que je ne risquais rien et elle le comprit aisément.
Il reste que j’ai toujours fait un lien entre ces deux histoires.