ÉCRITURE

TABLES ET CHAISES

Comme tout Québécois, j’aime me tenir dans la cuisine. Ce que j’aime, c’est de me retrouver assis à une table avec des amis ou en famille ou seul, mais à une table. Les salons m’ennuient et me portent à l’endormitoire. Pour moi, une table de salon ressemble à un chien saucisse. Je n’ai jamais appris à ma colonne vertébrale à se tenir toute seule, j’ai besoin d’une chaise avec un dossier et d’une table comme accoudoir pour réfléchir. C’est ce qui rendit d’ailleurs mon voyage au Japon un peu compliqué. Quand je suis assis à terre, je ressemble à un albatros ou à un poulain venant de naître. Dans les restaurants japonais, mes jambes trouvaient difficilement leur place et je cherchais toujours une colonne, un mur où je pouvais m’accoter.
Je n’adhère pas non plus à la philosophie qui dit : «Sofa, so good». Un divan est un meuble qui n’a jamais été capable de décider s’il était une chaise ou un lit.
Pour moi, les tables sont une base aux histoires, elles sont la structure matérielle nécessaire à l’imagination : les tables sont mes ateliers.
Je me souviens de la première table que j’ai faite. C’était avec une vielle porte et quatre morceaux de 2X4 en guise de pattes. Elle était chambranlante, mais comme il n’y avait aucun meuble dans l’appartement, je m’en contentais. J’improvisais les chaises avec des chaudières retournées ou des caisses de bières empilées. Je ne crois pas avoir eu un chez-moi sans que j’y fasse au moins une table : soit un établi, soit une table de cuisine, la plupart du temps les deux.

Je n’ai pas la même attirance pour les chaises. Certes, elles me sont nécessaires, mais probablement à cause des mauvais rapports que j’ai eus avec elles, je peux difficilement les aimer.

J’étais chez Dumas. J’allais souvent chez Dumas, ce bar était en quelque sorte un second chez-moi. Un soir, une bagarre éclata. Dans l’échauffourée, un gars prit une chaise et la lança à son opposant qui se pencha. La chaise continua sa trajectoire et une des pattes m’atterrit en plein front. J’étais assommé. Je n’avais aucune idée de ce qui s’était passé, tout avait été trop vite. Le lendemain, je m’aperçus qu’en plus de mon mal de tête, j’avais une forte marque sur le front. Pendant plusieurs semaines, mes amis blagueurs me surnommèrent Caïn.

Une autre expérience pénible fut celle au bar le Quai des Brumes, à l’époque où je jouais avec le groupe Whisky Blanc. Un gars jaloux, qui s’enrageait facilement, prit une chaise et l’envoya dans le monde n’importe où, car il en voulait à sa blonde qui cruisait un autre que lui. Juste à ce moment-là, je montais sur l’estrade pour aller jouer, j’avais mon instrument au cou. La chaise frappa mon saxophone qui devint hors d’usage, cabossé. Par chance, Stéphane, jeune saxophoniste généreux, me prêta le sien et je pus quand même donner le show.