LA MARÉE ROUGE
Nous étions en Floride en plein hiver. C’était dans les années 90. On demeurait en famille pendant deux semaines chaque année au bord de la mer, du côté du golfe du Mexique, sur l’île de Captiva. Son nom vient du temps où les pirates se servaient de cette île pour y amener des otages, filles et femmes de rois ou de riches seigneurs, en attendant d’obtenir une rançon. Aujourd’hui, par une ironie du sort, l’île n’appartient plus aux pirates, mais aux riches seigneurs. Ceux-ci sont peut-être descendants des pirates d’autrefois ou pirates eux-même, l’histoire ne le dit pas et là n’est pas mon propos. Nous étions dans cette île de rêve, dans cette carte postale en trois dimensions. On vivait avec les palmiers, les cocotiers, les couchers de soleil époustouflants, le sable doux et surtout la mer qui, chaque fois, décidait de la tournure de nos vacances, ou du moins des miennes. Une année, mon beau-frère Yvan rapporta de la pêche un requin-marteau et me le donna pour que je le moule.
Une autre année, la mer regorgeait de raies et l’on se baignait parmi elles. Une année, j’ai moulé un cormoran qui venait de mourir, c’est également sur cette plage que j’ai trouvé un crâne de pélican, des coquillages incroyables, des hippocampes, des étoiles de mer et des dollars de sable à profusion. Culturellement, il n’y avait pas grand-chose à faire ou à voir et le temps passait lentement, alors je dessinais beaucoup, j’écrivais, je pratiquais mes gammes au saxophone, mais mon acti-vité première était de me baigner et de me promener au bord de la mer en imaginant l’arrivée d’un galion espagnol ou d’un monstre quelconque émergeant des eaux. Y reste que l’année la plus marquante pour moi fut celle de la marée rouge. Un matin, on se leva et l’on vit sur la plage des dizaines de poissons morts, le lendemain des centaines, puis, par la suite, des milliers et des milliers. Il y en avait à perte de vue. La plage en était couverte et l’odeur après quelques jours était insuppor-table.
En général, je crois que c’était ce qu’ils appellent des mullet et des baitfish, mais il y avait aussi plusieurs autres sortes de poissons, ils mesuraient en moyenne une douzaine de pouces de longueur. L’on nous dit qu’une algue rouge était contaminée, que c’était la nourriture préférée de bon nombre de poissons et c’est ce qui expliquait la mort de ceux-ci et aussi le fait que de leur gueule ouverte sortait un genre de magma rouge. Les vautours, peut-être immunisés ou ignorant leur propre sort, s’en donnaient à cœur joie et arrivaient en bandes. Mais, vu la quantité incroyable de cadavres, on décida de les aider à nous en débarrasser. On creusa un trou dans le sable. Un très grand trou profond dans lequel nous jetions les corps morts par pochetées. J’ai failli vomir plusieurs fois à cause de l’odeur et l’on avait beaucoup de difficulté à respirer, la gorge et les poumons nous brûlaient. On emplit le trou de poissons et l’on recouvrit le tout. L’odeur persista quand même un peu, mais il n’y a rien comme la terre pour régler les petits inconvénients de la mort.
Pendant ce temps, chez nous, je crois qu’il y avait la tempête de verglas.