ÉCRITURE

TI-ROUGE ET GAZETTE

J’ai toujours aimé me promener au parc Lafontaine. Par une belle journée d’été ensoleillée, alors que j’y flânais, deux hommes, assis sur un banc, m’interpellèrent. Ils étaient en train de boire un liquide pour le moins hilarant car ils se passaient une bouteille et rigolaient comme des bossus. Je me suis approché d’eux et ils m’ont demandé si je n’avais pas un peu de monnaie. Je leur ai répondu: «J’vous gage que j’en ai moins qu’vous autres.» Alors l’un deux me dit: «D’accord, on vide nos poches et si t’as dit vrai, on partage notre bouteille avec toi. Sinon, tu nous en achètes une autre.» J’étais d’accord. On vida chacun nos poches, ensemble ils avaient 4,65$ et moi j’avais 83 cents. Alors, en bons joueurs, ils m’invitèrent à boire avec eux. On s’est tous les trois assis sur le banc et ils me tendirent la bouteille. Je l’ai regardée, elle n’avait pas d’étiquette et contenait un liquide blanchâtre. Je leur ai demandé ce que c’était. Ils m’ont répondu: «On appelle ça du lait d’coco. Bois la bouteille avec nous, on t’expliquera ça après.» Bof! Pourquoi pas? ils n’avaient pas l’air malheureux. On a donc bu la bouteille ensemble pendant qu’ils me contaient leur vie. Ils avaient 35 et 37 ans, je leur en avais donné 60 et 65, sans blague. Mais c’était de beaux bonshommes ayant mérité et assumé chaque ride de leur visage.

L’un s’appelait Ti-Rouge et l’autre Gazette, ils passaient l’été à Montréal et quand l’hiver se pointait, ils partaient pour Vancouver soit sur le pouce soit en sautant les trains. Ils couchaient dans des parcs ou dans de vieilles bagnoles abandonnées. Ils avaient décidé de leur mode de vie et en étaient fiers. Leur tête était pleine d’histoires.

Le temps passa et la bouteille se vida. Je me sentais tout à fait normal, mais en me levant, j’ai senti que tout me tombait dans les jambes. Ti-Rouge me dit :«Viens avec moi, je vais te montrer comment on fait le lait d’coco.» On alla jusqu’à l’abreuvoir, il prit la bouteille vide d’une main et sortit de sa poche une petite bouteille d’alcool à friction. En versant l’alcool dans la bouteille, il me dit: «Attention, il ne faut pas mettre plus d’un quart de la petite bouteille pour une grosse bouteille d’eau.» Il ajouta l’eau, et comme avec la magie du Pernod, le liquide devint blanc. C’est pour cela qu’ils appelaient ça du lait d’coco. On revint s’asseoir au banc et il me dit : «Tu sais, les pharmacies en général ne veulent plus nous en vendre car ils savent l’usage qu’on en fait. Mais à Montréal, si tu vas dans telle pharmacie, sur telle rue, ils ne te feront pas de trouble.» J’ai continué un peu avec eux, puis je suis parti chez moi, tout heureux de les avoir connus. C’était de chics types.