LE CIMETIÈRE DE BARCELONE
Je suis attiré par tout ce qui touche à la mort, je suis hanté par elle. Elle me nourrit continuellement en même temps qu’elle me terrifie.
Quand je vais dans d’autres pays, je ne manque jamais d’aller visiter les cimetières. Certains sont plutôt traditionnels, par exemple celui de Venise, qui n’a rien de bien spécial outre le fait qu’il soit sur une île et que l’on doive s’y rendre en bateau. À Paris, le Père-Lachaise a une réputation surfaite et la tombe pillée de Morisson n’offre vraiment rien de particulier. Dans le cimetière de San Juan à Porto Rico, j’ai eu la chance de prendre de très belles photos, mais le ciel avec ses nuages lourds laissant quelques minces éclaircies ensoleillées m’avait grandement aidé. Les catacombes de Rome m’ont certes beaucoup impressionné, mais ceux de Paris remportent la palme et m’ont vraiment bouleversé. L’on y accède par une petite entrée à la sortie du métro Denfert-Rochereau. L’idéal est d’y aller quand il n’y a pas trop de monde, car tout comme durant la visite d’une grande cathédrale comme Chartres par exemple, ce lieu est propice à la réflexion et demande un minimum de calme et de silence. Quand l’on entend les farces des touristes excités, riant à gorge déployée parce qu’ils ont vu un crâne humain, on est loin des pensées profondes que peut susciter un tel endroit. Mais bon, chacun sa façon de penser.
À Paris, au 18e siècle, on décida de déménager plusieurs vieux cimetières de la ville et d’enfouir les ossements profondément dans des souterrains, les morts étant tous à l’état de squelettes. Et c’est là que ça devient intéressant car au lieu de créer de nouvelles sépultures individuelles ou de tout simplement de jeter tous les os dans un grand trou, on décida de se servir de cette matière première et d’en faire une grande œuvre d’art. On prit des années à la faire et l’œuvre est tout simplement renversante, hallucinante. Pour y accéder, on descend un escalier étroit et l’on s’enfonce profondément dans la terre, on appelle cela «la descente aux enfers». Dès qu’on a atteint le fond, les murs ne sont faits que d’ossements. Les fémurs, les tibias, les humérus et les cubitus sont empilés soigneusement, cordés serrés comme une corde de bois, et créent des palissades derrière lesquelles les autres ossements sont jetés pêle-mêle. Sauf les crânes, les crânes servent à la décoration. Incrustés dans ces murs, ils sont disposés en formes géométriques, en croix, en losanges ou alignés. D’autres ossements disposés subtilement complètent les tableaux. Certaines colonnes sont entièrement faites de crânes. Ces couloirs n’en finissent plus et débouchent sur des salles rondes faites uniquement d’os elles aussi. Que d’os! C’est incroyable, combien d’êtres humains a-t-il fallu pour construire cet environnement? J’ai pris conscience pour la première fois qu’il y avait beaucoup plus de morts sous terre que de vivants sur elle.
Mais excusez-moi, ma tête est sournoisement allé en France alors que je voulais la faire aller en Espagne, on n’est maître de rien. Voici donc mon histoire :
Je restais à Barcelone, j’avais dégoté une chambre très peu dispendieuse mais miniature et sans fenêtres. Le plafond était de deux pouces plus bas que ma stature et forcement, quand j’y étais, je devais rester penché, m’assoir ou me coucher. Alors, je passais mes journées et mes soirées dehors et ne rentrais que quelques heures par jour pour dormir. J’aimais beaucoup Barcelonetta, cette pointe de la ville qui s’avance dans la mer et où l’on trouve des restaurants et des bars de toutes sortes. J’avais adopté un bar. Chaque après-midi, je m’installais à la terrasse et j’écrivais en buvant du rioja. D’où j’étais, je voyais au loin une cité. Sur une montagne, il y avait une ville, toutes les maisons m’apparaissaient semblables et ça m’intriguait. Un jour, je me suis décidé à aller voir. J’ai pris l’autobus, c’était à environ une demi-heure de Barcelone. Je suis arrivé là-bas et je me suis senti comme dans Alphaville, dans un paysage surréaliste. Tout était désert, silencieux et je compris que je n’étais pas dans une ville, j’étais dans un cimetière. Pas un cimetière avec des pierres tombales, non, une cité. Des condos pour morts. Des étages et des étages de petits espaces pour recevoir des cercueils ou des urnes. Des centaines de blocs appartements. La façade de chaque immeuble était composée de petites cases fermées par une porte de verre. Il y avait de grandes échelles sur roulettes pour que chacun puisse rejoindre le condo de son mort. Les parents et les amis pouvaient donc y mettre des fleurs en plastique ou des petits objets divers, des poupées, des jouets, des photos, tout ce qui pouvait entrer dans cette petite enceinte et qui avait soit appartenu au défunt soit représentait un moment de sa vie. Je me suis arrêté à beaucoup d’entre elles, chacune contait une histoire.
Toute cette ville miniature était aménagée avec grand soin. Les rues étaient pavées d’une mosaïque. Autour des bâtiments, les arbustes étaient tous bien taillés, il y avait des jardins de fleurs, des pièces d’eau avec fontaines, des cyprès et la magnifique vue sur la mer Méditerranée. Un endroit splendide, extraordinaire. Malheureusement, l’on ne peut y résider que si l’on est mort. Mieux vaut tard que jamais, réservez tout de suite, la liste d’attente doit être longue.
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